Londres. C'est un peu comme un mot magique. On s'imagine de suite Big Ben, le palais de la reine, la Fashion Week, l'Angleterre. Oui parce qu'à en croire certains, Londres, c'est l'Angleterre. Londres est une ville brillante et belle. Mais méprenez-vous. Londres ne se limite pas à ça. Comme toute ville qui se respecte, elle cache des recoins bien plus sombres. Bien moins attirants.
J'ai habité dans un recoin sombre, au nord de la ville. Lewisham, quartier réputé comme malfamé et créateur de mauvaises graines en tout genre. J'ai vécu là pendant toute mon enfance et je ne vais pas dire que les rumeurs sont fausses. Oui, la drogue et la prostitution étaient là, à chaque coin de rues. Il y avait même des querelles entre gangs parfois. Oui, il y avait tout ça dans ce coin oublié de Londres. Il n'y avait rien de brillant et d'attirant à Lewisham. Et mes parents n'étaient pas heureux ici. Ils avaient des amis, nos voisins n'étaient pas horribles ou insupportables, bien au contraire. Mais si mes parents avaient pu choisir un autre endroit pour vivre et élever leurs cinq enfants, ils l'auraient fait sans hésitation. Mais voilà, dans la vie, tout n'est pas qu'une question d'envie. La part de chance y joue beaucoup et pour le coup, elle n'était pas négligeable. Pas de chance les Lewis ! Pas d'argent, pas de quartier décent pour vous. Et puis les Lewis habitant à Lewisham, c'est quand même cool, non ?
Non, du tout. Ce n'était pas vraiment cool de devoir respecter trop de règles trop jeune. Ce n’était pas cool de comprendre les choses trop prématurément. Ce n’était pas cool mais je n'avais pas le choix. C'est bien connu : on choisit ses amis mais pas sa famille. Sauf que malgré les soucis d'argents - on a eu droit à plus d'une douche froide, d'hivers avec le chauffage une semaine dans le mois - mais j'étais très bien là où j'étais. Certes les vêtements entre mes sœurs et moi étaient presque héréditaires, et voir mes parents mal et bouffés par notre situation précaire me faisait souffrir, mais il n’empêche que je l’aime ma famille. On est très unis et j'ai toujours eu pour but d'arranger la situation. Parce que j'étais leur seul fils et que je voulais tous les voir heureux. Alors pour arriver à mes fins, j'ai travaille - à l'école et je cumulais les jobs aussi. Je savais que pour le moment, je ne serai pas l'homme de la situation car j'étais très jeune et que pour nous sortir des soucis immédiatement il aurait fallu que je gagne au loto. Alors je me contentais d'aider comme je le pouvais. Mais ma mère - la femme de ma vie - a mis la holà, à mes seize ans, m'écartant des problèmes d'adultes car selon elle, il ne fallait pas que je grandisse trop vite. Il fallait que je construise ma vie d'homme et que je me concentre sur mes études pour devenir la personne que je voulais être. Et devant un ordre de ma mère, je ne bronchais pas. Alors je l'écoutais sagement, même si ça ne me plaisait pas.
Je me suis donc exclusivement consacré aux études. De manière tranquille - voire paresseuse - le temps du collège, et j'ai appuyé sur l'accélérateur à partir du lycée, sans jamais freiner. Et heureusement pour moi, je réussissais. En même temps, il n'y avait pas de secret : le travail est la clé de la réussite. Et la réussite a été mon but premier dans la vie. Réussir et ne plus jamais subir ce que je vivais. Réussir pour vivre et non plus pour survivre.
J'avais appris très tôt que la vie ne me ferait pas de cadeaux. J'étais pauvre. La majorité de mes vêtements avaient été portés par mes sœurs - ce qui me donnait une allure assez androgyne d'autant plus qu'à l'époque, je n’étais pas très épais. Donc évidemment, j'étais forcément le pédé intello du coin. Autant dire que je prenais cher à l'époque - c'est-à-dire durant la période "pré-ado". Et puis toutes ces insultes n'étaient pas infondées. Mes amis de l'époque commençaient à parler de filles et moi... Mon intérêt portait tant sur la gent féminine que masculine. Mais j'étais tellement jeune que je n'y fis pas attention. J'avais bien d'autres choses à penser à l'époque - faire mes devoirs, avoir d'excellentes notes, garder les chiens de Mme. Boyle, faire mes corvées ménagères... Les amourettes me passaient au-dessus de la tête donc. Mais les hormones ont été là pour remettre ce sujet sur le tapis.
14 ans, premières expériences – roulage de pelles en apnée et en nombre et on se sentait hommes. Premiers pornos, première d'une très longue série de branlettes. C'est la grosse période de la testostérone : on devient des mecs en chaleurs. Les filles mettent des jupes, commencent à avoir de la poitrine. On veut toutes se les faire, parce qu'elles sont belles, tentatrices malgré elles pour la plupart. Et puis il y avait lui. Lui. Noah Parker. Lui il me faisait bien plus d'effets que des jupes. Lui, ses yeux bleus, sa timidité, son coté animal asocial et son intelligence me faisaient littéralement fondre. Combien de fois ai-je pense à Lui, le soir dans mon lit ? Noah était l'inatteignable. Ma grande folie si je puis dire. Et il n'était même pas foutu de comprendre où je voulais en venir. Et ce n’était pas faute d’essayer toutes les approches possibles : humour, ignorance, flatterie. Mais rien n’avait marché. Je pense même que chaque tentative l’avait incité à me fuir un peu plus. Et plus il me fuyait, plus je le trouvais intéressant et extrêmement désirable. Je crois bien que j'étais amoureux de Lui à l'époque. Seulement à 14 ans, on intuite pas tout de suite ces sentiments-là. Et je ne dérogeais pas à la règle.
Il m’a fallu attendre mes 16 ans pour que la lumière soit – j’étais parfois simplet, je l’avoue. Noah et moi étions dans la même classe pour la deuxième fois. Notre relation n’était pas vraiment aisée à décrire. Nous n’étions pas amis puisqu’il me repoussait sans cesse, mais nous étions indéniablement rivaux sans se détester. Nous étions les deux têtes d’ampoule de la classe donc ça n’arrangeait pas mon affaire. Mais bon sang, je ne pouvais pas m’empêcher de l’apprécier. C’était con, mais j’ai toujours trouvé Noah fort sympathique malgré les remarques acides qu’il me lançait parfois. Je le trouvais sympathique, intéressant et je le voulais. Et je m’étais dit que je ferai tout pour ne serait-ce que poser mes lèvres sur les siennes une demie seconde. Mais en attendant que ce jour arrive, je ne me gênais pas pour sortir avec quelques filles – et un garçon de l’équipe de football mais cette histoire est passée sous silence. J’étais bisexuel et j’assumais pleinement la chose, mais tout le monde n’était pas comme moi. Alors j’avais accepté de vivre une histoire cachée. Mais il n’est d’aucun intérêt de s’étaler sur le sujet. Je sortais officiellement avec certaines filles. J’avoue avoir manqué de galanterie puisque je changeais de « copine » comme de paires de chaussettes. Je ne les aimais pas et j’avais pleinement conscience que si elles étaient avec moi, ce n’était pas pour me connaitre moi, Jaeden. C’était seulement pour se pavaner – et se faire sauter pour la première fois – par le mec qui est passé de la bête au mec trop « hype ». Tout ça était parti d’une énième bagarre avec un type – Bryan – qui se prenait pour le caïd du lycée et qui pensait me faire peur. Je l’ai rapidement mis K.O et depuis ce jour-là, je n’étais plus le pauvre qui vivait sous les ponts mais le super héros de ces dames. Du coup, faible que j’étais, j’en avais profité pour laisser parler ma libido sans retenue.
Sauf qu’un souci perdurait : Noah était toujours là, dans mes pensées. C’était comme un doux poison dont je ne pouvais guérir. Peu importait ce que je faisais, Noah Parker trottait dans ma tête. Et je peux vous assurer que l’avoir dans ma classe ne m’aidait pas du tout. Mais pas du tout, du tout ! Je ne pouvais m’empêcher de venir le chercher. De l’embêter. C’était une manière pour moi de me montrer et surtout, ça me laissait penser qu’il ne pouvait m’oublier. J’étais lourd – et je ne m’en rendais compte qu’après avoir agi – mais c’était plus fort que moi. Je ne voulais qu’il ne voie que moi. Mais j’enchainais les échecs. La situation restait la même quoi que je fasse alors je me faisais à l’idée qu’il n’y aurait jamais rien. Même si par la force des choses, j’étais devenue l’ami de Lully, sa cousine. Je partageais son quotidien mais il ne se passait rien. Et j’en étais à la fois déçu et très frustré. Alors je me soulageais – dans tous les sens du terme – avec les groupies comme je les appelais. Mais heureusement – ou malheureusement, je ne sais plus trop quoi en penser aujourd’hui – le destin fit qu’enfin j’avais une chance d’arriver à mes fins. Je me rappellerai toujours de ce cours de chimie où notre prof nous avait donné un devoir à faire en binôme. Bien évidemment, les binômes étaient imposés : un très bon élève associé à un plutôt moyen voire carrément mauvais. Et la chimie était mon énorme point faible, mais l’énorme point fort de Noah. Nous avons donc dû travailler ensemble. Passer du temps ensemble, tous les deux. En tête à tête. Je passais mon temps à le rendre chèvre. Je n’avais pas forcément gout pour la matière – donc je ne comprenais pas tout – mais pour rester plus longtemps avec Noah, je fis en sorte d’être plus que mauvais. Je crois bien qu’il avait perdu espoir. Et c’était pour cette raison que je m’étais retrouvé chez lui ce soir là – enfin c’était plus en fin d’après-midi, début de soirée. Nous venions de passer notre après-midi à la bibliothèque et, n’ayant toujours pas « compris » le devoir, Noah m’avait gentiment invité chez lui. Et c’était bizarre, très stressant même de me retrouver chez lui. Je me souviens encore de cette sensation que j’avais eue en passant le pas de la porte. Je n’étais pas à ma place ici. Tout était trop beau, trop raffiné. Je faisais trop tâche dans ce décor surfait. Et c’était telle une violente claque sur la joue que je me rendis compte qu’il y avait un gouffre – de la taille du Grand Canyon au moins – qui nous séparait, Noah et moi. Je comprenais mieux pourquoi il m’ignorait de la sorte : nous n’étions pas du même monde et lui l’avait compris depuis longtemps. Moi pas. Assis sur son canapé, je n’osais même pas bouger car mal à l’aise. J’étais près du but et ma seule envie était de prendre mes jambes à mon cou. Je m’étais senti tellement stupide ! Je coupais court à ma comédie – et je ne cherchais même pas à comprendre les notions de chimie qui me paraissaient sombres. Je voulais juste rentrer chez moi à ce moment précis. Et passer le reste de ma scolarité à fuir Noah. Sauf que les choses ne se sont pas passées comme prévues. Disons que tout a basculé. Noah passait son temps à remballer, et lorsqu’enfin, je lâchais prise, c’est lui qui me retint. Et j’étais trop poli pour m’en aller comme un voleur. Mais s’il n’était question que de ça, à la limite, il n’y aurait rien eu de dramatique. Mais la suite fut déroutante. Et je n’eus pas réellement le temps de comprendre. Noah était assis à côté de moi, peut-être un peu trop près, et mon regard ne décrocha pas du beau brun. Je l’occultais de manière très indiscrète et Noah avait bien remarqué la chose. Mais avant qu’il n’ait le temps de dire quoi que ce soit, j’étais déjà en train de l’embrasser. De le toucher. Mes mains étaient déjà sous ses vêtements. J’étais jeune et stupide. Vraiment stupide. Mais Noah ne me repoussa pas. Je dois même avouer qu’il y avait donné du sien puisqu’il fut le premier à m’enlever le t-shirt. Et je ne pus que suivre – j’étais qu’un faible de toute façon. Mais le tout pris un tournant assez dramatique. Je me souviens seulement de m’être retrouvé dehors torse nu. Et j’entendis à travers de cris. Beaucoup de cris. Et j’étais désarmé parce que je ne savais pas ce que je devais faire. Oser entrer et avouer que tout ça était de ma faute ? Partir comme si de rien n’était ? Je me rappelle être resté un long moment devant cette immense porte ornée de dorures. Je me rappelle avoir entendu des mots durs aussi. Mais je n’avais pas eu le courage de retourner à l’intérieur défendre Noah. Je suis rentré chez moi en courant. Je me sentais mal, dégueulasse d’avoir été aussi lâche. J’aurais dû retourner chez Noah et avouer que tout ça était de ma faute. Mais j’étais chez moi, le cœur au bord des larmes, la honte remuant toutes mes tripes de telle sorte que j’en vomisse. J’avais conscience qu’il s’agissait plus que d’une vulgaire remontrance. Je l’avais senti mais je n’avais rien fait. Je n’étais qu’un enfant et ce jour-là, j’en avais pris conscience.
Depuis ce jour, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Noah Parker. Plus jamais. Et malgré les dix ans qui se sont écoulées depuis cet incident, j’y pense encore parfois. Je me refais le scénario dans ma tête. Je me refais la scène comme elle aurait dû être. Mais la vie a suivi son court. Et il a bien fallu que je mette ce mauvais souvenir de côté. Il fallait que j’avance.
Mais je te jure Noah que je pense toujours à toi.
Diplôme en poche, j’ai dû m’exiler. Enfin en réalité, il ne s’agissait pas d’un devoir mais d’une grande opportunité. De nombreuses écoles prestigieuses me faisaient les yeux doux. Mais les études dans mon pays ne sont pas données. Alors il a fallu que je ruse pour pouvoir continuer à m’instruire, à me construire. C’est pour ça que j’ai atterrie en France. Ce n’était pas pour mon beau plaisir mais juste par soucis d’argent. Heureusement pour moi que ce pays m’a tout de suite plu, parce que je n’ose imaginer le calvaire qu’aurait été ma vie si tel n’avait pas été le cas. Mes études se passaient toujours aussi bien.
Je fermai les yeux et j’entrai au Barreaux. Je réitérai la chose et j’approchai de la trentaine, enchainé par les futurs liens du mariage.
Durant toutes ces années, j’ai été seul. Je ne me cache pas d’avoir grandement profité de mes années d’étudiants. Mais j’étais seul. Sauf que la pression sociale – et la famille un peu quand même – veulent qu’à trente ans, le projet de construire une famille ne reste plus que projet. Concrètement, ça signifie qu’à trente ans, t’es censé être marié, et avoir un enfant au pire, trois au mieux. A croire qu’avoir trente ans est le début de la fin de vie. Enfin, j’ai cédé à la pression. Non pas parce que j’étais d’accord avec cette théorie mensongère et ridicule, mais parce que je ne voulais pas finir seul. Et c’est horrible pour la femme qui partage ma vie et que je suis sur le point d’épouser. Je suis un être horrible. Mais je sais très bien que personne ne pourra supporter mes journées sans fin, et ma présence au « foyer » plus que furtive. Mais elle, Calista, elle supportait ça. De toute façon, tant qu’elle avait une carte de crédit illimitée, elle se fichait bien que je sois là ou non.
Donc pour résumer ma situation actuelle : je suis sur le point de me marier alors que je n’en ai pas forcément envie, avec une femme pour qui j’ai de l’affection et qui a autant envie que moi de ne pas finir sa vie seule. Vous pouvez lancer les paris sur la durée du naufrage. Personnellement, je sens que le navire coulera avant même d’avoir quitté le port. Mais il fallait être réaliste. Je n’avais pas le temps de penser à ça. De rechercher l’amour et tout ça… Je n’en avais pas du tout le temps. J’étais bien trop occupé par mon travail pour ça ! Les affaires s’enchainaient. Il m’arrivait très souvent de sortir d’une audience pour en retrouver une autre. Donc les histoires sentimentales ne pouvaient occuper mon esprit puisqu’il n’y avait plus de place pour ça. Mon cerveau ne pensait que pour les dossiers, les rendements des cabinets, et entretenir les fonctions vitales de mon corps. Ça s’arrêtait là.
Mais j’allais très bien. J’étais devenu la personne que je voulais être. Et j’avais assez de revenues pour offrir la belle vie à ma famille. Et pour moi, leur bonheur était bien plus important que le mien.