Attablée, tu profites de ton samedi soir, un dîner entre potes, y’a rien de mieux pour décompresser après une longue semaine de concours blancs. T’as pris un verre de vin et même si t’es encore parfaitement lucide et maîtresse de toi, tes joues ont pris une légère teinte rosée. Tu ris. Les imitations de Simon sont toujours réussies et ça marche à tous les coups. Il est doué pour amuser la galerie Simon, il le fait avec naturel, c’est presque comme si c’était inscrit dans ses gènes. A côté de lui, Maël, avec son éternelle chevelure indomptable, le dévore des yeux. Tu souris, te demandant si ces deux là allaient enfin finir par se trouver. Ça crève les yeux qu’ils en ont envie, mais ils semblent les deux seuls à ne pas le voir. Tu manges une glace plus grosse que toi, et ta meilleure amie pioche généreusement dedans. Vous débattez dans la bonne humeur sur le lieu idéal pour continuer la soirée.
St Germain des Prés est bondé, comme toujours, vous marchez en parlant trop fort, tout d’un coup, tu te dis qu’un truc cloche. Typique de toi, t’as oublié ton téléphone dans la brasserie. Tu dis à tes potes de monter dans le bus qui approche, tu les rejoindras. Tu retournes en arrière, prends à droite, et c’est la devanture beige. Par chance, le serveur se souvient de toi, et te rend ton précieux bien. Tu respires de nouveau à fond. Pas que tu sois accro à ton téléphone – enfin, si, mais tu le diras pas… - mais ça t’aurait emmerdé.

Et le monde, doucement, se confond avec l'infini, Paris n'est plus vraiment Paris, la nuit. Ce n'est plus le Paris des cars de touristes, des appareils photos, des boutiques souvenirs. Paris la nuit, c'est ton Paris, c'est celui des balades dans la pénombre, des artistes clandestins, de la bruine et du bruit des bars qui renaissent. Ce Paris là respire, il reprend le souffle qu'on lui a pris pendant le jour, et comme toi, il accueille les ténèbres avec un furieux désir de ne pas en gâcher un instant. Paris la nuit, c'est le Paris des rencontres hasardeuses, des heureuses découvertes, c'est le chant de la Seine qui embrasse les quais sans le tumulte des bateaux mouches. Ce Paris, c'est le tien, celui où tu abandonnes tes pas aux pavés, aux trottoirs déglingués. Tu trébuches et tu jures et dans le lointain les étoiles que tu ne vois plus se moquent de toi, ça t'apprendra à marcher le nez au ciel. Paris la nuit, ce sont les surprises qui se distinguent au coin des rues, la silhouette d'une inconnue que tes yeux n'ont pas oubliés, la figure postée là près d'un abribus, le blond de ses cheveux comme un phare dans la nuit. Paris Paris, tu l'aimes, Paris joue dans ton camp, Paris t'offre l'agneau. Comme à la librarie, pour t'amuser avec la redondance, pour marquer son esprit de la force des réminiscences, tu te faufiles entre les ombres, surgis dans son dos et susurres à ta guise les lignes d'un autre poème. She wandered around and around at midnight in the railroad yard wondering where to go, and went, leaving no broken hearts.

Machinalement, en attendant le bus, tu joues avec ton téléphone, tu envoies quelques messages – vive la messagerie instantanée gratuite –  à ta ribambelle de cousins restés en Norvège, tu souris toute seule à une blague, un sticker, et tu pianotes de plus belle. Ton bus n’est toujours pas là, le panneau indique encore 7 minutes d’attente, mais t’as l’impression que ces minutes s’étirent, exprès pour te titiller. Tes cheveux, blonds comme les blés, deviennent tes jouets eux aussi, tu les attaches, puis les détaches, insatisfaite du résultat, tu les laisse finalement libres, posés d’un côté de ton visage. T’as pas pris ton i-pod, avec la soirée qui s’annonçait, t’avais pas envie de prendre trop de choses, parce que trois fois sur quatre, en soirée, tu sais plus où tu poses tes affaires et, même en groupe, t’arrives à paumer quelque chose. Ça a déjà failli se produire avec ton téléphone, t’as eu de la chance cette fois. Et puis tout d’un coup, t’attends toujours ce foutu 84, cette voix qui sort de nulle part, cette voix dont tu n’as aucun mal à te souvenir, qui te récites ces vers, rien que pour toi, en mémoire de l’autre semaine à la librairie. – Belle référence. Lances-tu avec amusement, lui renvoyant ses propres mots, jouant malgré toi à ce jeu qui cette fois, va te dépasser et ô combien. Mais ça, tu ne le sauras qu’après.

Tu l'observes, un sourire marqué sur le bord des lèvres, tu la trouves sublime dans cette pale lumière, elle rayonne. Et ça te dérange, cette innocence, cette beauté toute singulière qui efface tout autour, ce sourire qui se dessine si naturellement, sans arrière pensée, sans ce goût de pourriture qui traine dans les tiens, ce parfum de tromperie et d'indécence. La nuit est belle, elle glisse sur toi la fraicheur de l'automne et nimbe ta peau d'un délicieux frisson, ou est-ce elle ? Cette inconnue rieuse qui répète tes paroles avec une légèreté qui t'atteint là, au fond du cœur. Tu ris en sortant de la pénombre pour t'avancer sous la lumière des lampadaires. Le ciel te parait un peu plus étoilé à côté d'elle, tu sais pourtant qu'en regardant là-haut tu n'y verras que le vide qui reflète ton propre néant. Tu affiches cet air sympathique qui te parait être une grimace et engage les futilités. - Ginsberg avait une incroyable faculté à voir le monde tel qu'il était. D'aucuns disent que c'est un cadeau, je me suis toujours figuré qu'il s'agissait plutôt d'un fardeau. Lâches-tu, mêlant désinvolture et amertume, les yeux qui se baissent sur elle avant de regagner l'invisible, les mains dans les poches. - Je ne sais pas ton prénom. dis-tu en fronçant tes sourcils et en souriant au vide, réalisant soudainement que son visage est resté imprimé dans ta mémoire sans que tu puisses mettre un nom sur ce regard, ces fossettes, cet envoûtant sourire.

Il s’avance, s’arrachant à cette pénombre fraîche de la nuit parisienne. A la lueur des lampadaires, tu vois son visage, ce profil qui était resté dans ta mémoire, tout comme cette voix un peu traînante qui récitait des vers avec cet air désabusé et usé des poètes d’autrefois. Il a l’air fragile, malgré cette ombre insaisissable et indéfinissable que tu vois sur ses traits ; ce type est une énigme à lui tout seul, tu ne sais jamais vraiment de quoi sera faite sa prochaine réplique, ce qui peut bien se passer dans cet esprit sans conteste aiguisé mais aussi indéniablement tourmenté. – une pièce a toujours deux faces… Lances-tu en haussant les épaules. Voir le monde tel qu’il est … Plus tu le découvres, plus tu aurais tendance à trouver, toi aussi, que c’est un fardeaux, un incroyable poids qui s’abat sur les épaules de quiconque s’attache à comprendre les choses, à y penser même ne serait-ce que quelques instants. Mais toi, l’optimiste forcenée, tu ne veux pas penser que tout est pourri, tu ne veux pas abandonner l’idée que dans le tas fumant des drames, des guerres et des injustices, il y a aussi des beautés et des merveilles qui dépassent de tellement loin le pauvre entendement humain. Tu veux croire que ce vieux monde n’est pas totalement foutu. Le bus arrive, et tu grimpes dedans au moment où il constate qu’il ne connaît pas ton prénom. – Tu m’as l’air d’avoir une sacrée tendance à voir les choses en noir… Constates-tu, mutine, malicieuse. Tu titilles sa curiosité, tu veux voir s’il va réellement chercher à savoir. Tu ne sais pas que tu risques de te brûler, sinon tu ne jouerais pas à un jeu auquel il est infiniment plus doué.

Elle balance des mots qui claquent avec la nuit, des mots qui s'égarent à ton oreille, juste des mots et cette mélodie qu'elle a dans la voix, ce ton bercé d'optimisme. Qu'elle est bête, bête d'y croire, à la beauté du monde, à celle des autres, de la nuit aussi. Tu la regardes qui espère. C'est tellement beau l'espoir, ça fait tellement mal quand on l'arrache, et c'est exactement ce que tu veux faire, tu veux le saisir, ce petit morceau de rien qui illumine les sourires et ravage des empires. Ce petit bout de vide, cette infamie. Elle répond à ta question, ou plutôt elle ignore ton constat, gardant pour elle le secret de son prénom, l'insolente, la jeunesse, la beauté, elle sourit à ton cynisme, elle t'arrache ce rictus qui semble presque sincère - presque. Tu ris. Pour qui, pourquoi, surement pas pour plaisanter, mais parce qu'au fond tu sais, que tu as tracé un chemin jusqu'à elle qu'il ne te reste plus qu'à emprunter. Tu es le plus grand des idiots, parce que tu es si sûr de toi que tu en oublies que l'influence marche dans les deux sens et que peut-être, je dis bien peut-être, il se pourrait que cette étoile venue du froid apporte un peu de sa lumière à ce coeur agonisant dans la prison que tu lui as construit. Tu restes de longues secondes sur le trottoir, à la regarder, puis tu bondis dans le bus avant que les portes ne se referment sur vos deux corps. Tu tends une main pour t'empêcher de tomber à la première accélération et capture son corps entre le tien et le dossier d'un siège, son air mutin venant s'imprimer sur ton visage. - Y a-t-il seulement une autre façon de les voir ? lâches-tu presque dans un murmure.