Elle me tend la main, un sourire angélique sur les lèvres. Je la regarde, agrippant ses doigts. Elle m’installe sur le siège arrière de la voiture. Je ne fais que la suivre, je me laisse porter par sa délicatesse. Mon regard se perd dans le paysage défilant à une vitesse folle. Je pars à la découverte du monde, avec cette femme. Cette femme qui n’est autre que ma mère. Les minutes, les heures passent. Je tourne la tête, ourson blanc est assis à mes côtés. J’essaie d’attacher sa ceinture, de peur qu’il tombe. Le clac de la réussite, le clac de la victoire. Je ferme les yeux, la fatigue m’emporte. La voiture s’arrête, ma mère descend. La porte ouverte, elle me dépose sur le sol. Les étoiles nous servent d’éclairage, petites lumières qui brillent. Je lève la tête, fasciné par la beauté de celles-ci. Ma mère me pousse, afin que je me trouve près d’un poteau. Un poteau qui pourrait caresser les petites merveilles du voile obscur. Elle me donne ourson blanc, je la regarde. Elle ne m’embrasse pas, elle ne me salue pas. Elle ne parle pas. Rien, pas un mot. La femme s’éloigne. Ma mère part, laissant son fils derrière elle. J’ai trois ans et on vient de m’abandonner sur une route de campagne qui mène nulle part. Elle rejoint la voiture, elle disparait. Je tends les bras, je crie son nom. La nuit envahit la forêt, et ses monstres sortent de l’ombre. Le clac du désespoir, le clac de l’horreur.

Ils me regardent tous, je lève un sourcil. Je crois que je veux passer pour quelqu’un de très fort, je veux les épater. Mais au fond de moi, je suis terrorisé. J’appelle ma mère, elle ne revient pas. Je suis seul, je suis dans la cour des grands. Une vieille personne me tient la main, m’entrainant au milieu d’autres garçons. Leurs regards malveillants posés sur moi, je les observe. Je ne parle pas, je ne parlerai jamais. Elle ne me nomme pas, elle dit qu’il faut être gentil avec moi. Je lève la tête, la fixant. Ses ongles rentrent dans ma peau, je grimace. Elle me lâche, se dégageant du cercle que formaient les autres autour du petit garçon que j’étais. Ils se rapprochent de moi, je pleure. Je sens leur respiration, leurs moqueries, leurs coups. Les larmes coulent, je crie.

Une main sur mon épaule, serrant celle-ci avec respect. Je tourne la tête, à gauche, à droite. Mon regard se pose sur un garçon, un garçon qui ne cesse d’accentuer l’insistance dans ses yeux. Il me fait peur, il a mon âge. Il fixe ourson blanc, je le serre contre moi. Je ne veux pas qu’on me le vole. Il me demande pourquoi je reste toujours avec lui, il pointe l’œil de ma peluche, me faisant remarquer qu’ils sont noirs. Comme les miens. Je ne réponds pas, aucun son ne sort de ma bouche, devenant de plus en plus sèche. Pourquoi, suis-je devenu muet ? Il se contente de sourire, me demandant finalement mon prénom. Un lourd silence. J’ai envie de pleurer, encore et encore. La vieille dame nous surprend, l’air mécontent. Elle lui demande de me laisser tranquille, précisant que je n’avais pas de prénom. Je suis devenu un vulgaire inconnu. Merci, maman.

Il me parle, je n’arrive pas à répondre. Il s’appelle Edgar, et il est mon ami. Il a perdu ses parents, il dit qu’ils sont partis dans le ciel. Je savais pas qu’on pouvait rejoindre le ciel. Il continue, ajoutant qu’à présent, ils ont des ailes. Ils sont devenus des anges, et qu’ils dorment sur des nuages. J’aimerais bien devenir un ange. Je n’arrive pas à lui parler, mais à lui sourire. Je sens le plissement au niveau de mes lèvres lorsqu’il est à côté de moi, je crois que je l’aime bien.

Ils m’appellent Octave. C'est parce que je suis arrivé un huit. Je sais que ce n’est pas mon prénom. Pourquoi ? Ils me regardent de travers, n’hésitant pas à me surnommer « Octo, Auto. » et j’en passe. On m’avait abandonné, on m’avait volé mon identité. Je grandis sous un autre prénom, je grandis en étant quelqu’un de différent ; La personne qu’ils souhaitent, tout simplement. C’est ça la vie ? Un livre s’écrase sur ma tête, je jure. On me reproche de rêver. On appelle ça un rêve ; se souvenir d’un passé minable ? Je fixe la femme, celle qui m’avait accueilli, à l’époque. Elle ressent une certaine haine envers moi. Elle se contente de sourire, me précisant que je passerai chez le directeur, encore.

Je ferme les yeux, je suis dans un coin sombre. Personne ne me voit, personne ne sait que je suis là. Je ne suis pas seul, ourson blanc est là. Je le regarde, caressant son pelage doux. Comme moi, il commence à vieillir. Il n’a jamais été lavé, et cette femme - que j’aime mais que je déteste - l’a pris dans ses mains. C’est mon dernier souvenir, ma dernière pensée. Cet ourson est le seul à me faire comprendre que je suis un cas désespéré, le seul qui me donne conscience que je vis dans une pure réalité malheureuse. Cela fait maintenant quelques années que je me trouve à l’orphelinat. Je voudrais m’enfuir. J’appelle quelqu’un, personne ne me répond. Ma mère pourrait revenir, me chercher ? Lui reste-t-il une dernière parcelle d’humanité ?

Une sortie. Edgar est là, il me regarde. J’arrive à m’exprimer, à présent. Il en est heureux. Souvent, il me le dit. J’ai une dizaine d’années et, j’ai trouvé une personne sur qui je pouvais compter. En plus de la peluche. Les autres garçons sont devant nous, ravis de s’évader, ravis de voir l’extérieur. On se déplace par groupe, on rit. Avec Edgar, je m’aventure dans un parc. On est seuls, on découvre la joie dans les yeux des inconnus. Des enfants, plus jeunes, jouent près de la fontaine. Mon ami me conseille de faire attention, on risque de tomber. J’hoche de la tête, prenant en compte son conseil. En face de nous, se trouve une grande place. Une estrade, des instruments. Des adolescents sont prêts, ils accueillent leur public. Les Loui‘s, nom du groupe. Un accent étrange qui sonne espagnol. Ils crient, ils jouent sur leurs guitares. J’ai déjà entendu ces quelques lettres. Loui‘s, Loui‘s, Loui‘s. Illumination : Louis. Je crois m’appeler Louis.

Un geste de la main, près de mon visage. Bref et dynamique. Je ne me devais de me faire souffrir davantage. Je ne peux supporter les souvenirs, me rappelant une quelconque seconde de mon passé. La plupart des adultes ne se souviennent que du général. Moi, chaque partie m’est si précise que cela m’est insupportable ; Une douleur qui nous ronge jusqu’aux os, une douleur qui se doit d'être transmise par des cris. De nombreux cris. Mon regard, se portant sur ma main. Il fallait que j’oublie, que je profite. Et vite. La vie est parfois difficile, et j’en connaissais déjà les brèves conséquences.