Cette larme signifie trop. Je l'observe. Cache ce lourd secret. N'ose pas aborder le sujet de l'absence d'un père. Parce que j'avais 16 ans. Il me demande pourquoi je pleure. J'hausse les épaules maladroitement. Fait semblant de pas savoir. Cache la vérité. Pour me protéger. Il comprendrait pas. Il verrait. Le manège. Le mensonge. Le rôle. Il se met à chialer à chaudes larmes. J'ouvre de grands yeux. Comprend pas. Il s'explique. La gêne transparaît. J'aurais aimé qu'il capte que c'était un instant particulier. Mais j'crois qu'il comprend pas. Tant pis. Je le prends dans mes bras. Avec une certaine tendresse. Passe une main dans ses cheveux. Soupire longuement. Ferme les yeux. J'aurais aimé faire cesser les larmes en un claquement de doigts. J'aurais aimé être une magicienne et faire de cet instant quelque chose d'autre. J'crois que j'suis pas douée dans ce domaine. Le bonheur ça marche pas pour Nausicaa. Alors Nausicaa cherche pas à le provoquer. Je m’attendris. Serre sa frêle carcasse contre la mienne. Fourre nez dans son cou. Cherche son odeur. J'aurais aimé qu'on soit seul. Juste maintenant. J'aimerais l'embrasser de nouveau. Mais j'crois que c'est trop tôt pour ça. Et puis on va pas passer la journée à s'embrasser. Quoi que... Son odeur me plais. Me détend. Je m'enfonce un peu plus dans son cou. Soupire de bonheur. Je cherche ses lèvres. Laisse les miennes glisser sur sa joue. Retrouve les siennes. Dépose un baiser doucement. Comme pour soigner ses blessures de la plus douce des manières. « J'ai encore envie... ». Je me mords la lèvre. Croises son regard. Mes lèvres sont moites. Avides des siennes. Mais j'ose pas. C'est peut-être trop. Sûrement trop pour les larmes qui roulent sur ses joues. Mais je devais le demander.

Nausicaa ne sait pas parler. Correctement. Parler de la pluie, du beau temps. Réconforter. Elle sait insulter, rabaisser, jurer, cracher, et surtout : frapper.
C'est un tout autre mode de communication.

Pourtant, elle se montre parfaite, cette fois.
Elle aurait pu s'énerver, lever les yeux au ciel et tous les reproches qui vont avec. Envoyer balader le malheur de Théotime.
Mais après tous les baisers échangés, elle doit se dire comme lui : qu'elle peut pas le laisser vulgairement tomber.
Elle le prend dans ses bras. Et soudain, elle est sa maman, sa sœur, sa meilleure amie, son amante. Son ancre, son repère, son besoin.

Elle le sauve un peu.
Elle donne pas du bonheur, comme Théotime fait avec elle, à travers chaque baiser. Mais elle donne bien quelqu'un. Un truc d'elle. Un truc qui lui ressemble et qui réchauffe le cœur du Time.

Ça fait du bien de sentir que quelqu'un est là.
Nausicaa est là.
La main dans ses cheveux, le nez dans son cou, son corps tout collé au sien.
Elle promène ses lèvres sur sa mâchoire, et soudain il est plus malheureux, soudain il entrevoit du bonheur : quand leurs lèvres seront réunies.
Mais elle fait durer la balade. Et, enfin, quand leurs lèvres se retrouvent, le baiser n'est qu'effleurement.

Frustration.

- J'ai encore envie...

Alors c'est ça. Elle demande la permission.
Elle est bouleversante de douceur.
C'est étrange mais beau, à voir.

Alors il replonge vers sa bouche, et quand leurs lèvres se touchent - d'abord timidement, puis passionnément, quand même - c'est comme si elles avaient été séparées depuis un siècle. Comme si elles ne pouvaient plus vivre séparées.

Qu'est-ce que tu nous fais, Théotime.

La permission demandée. Je l'observe. Je me mords la lèvre. Soupire. Je suis comme une gamine devant le sapin de noël bien garni. J'ai envie d'ouvrir un cadeau avant le lendemain matin. J'ai envie d'obtenir cette chance de posséder ses lèvres une énième fois. Alors j'attends. Qu'il dise oui. Il revient. Nos lèvres se rejoignent avec plaisir. Sourire. Douceur. J'entrouvre doucement ma bouche. Laisse glisser sa langue. Lentement. Découvre un nouveau baiser. Ne m'en laisserai sûrement jamais. J'ose. Laisse durer le plaisir. Le pousse jusqu'à une main posée derrière la nuque. Stop ce baiser. Contre ses lèvres. Sourit. Expire. « Tu veux pas qu'on aille autre part ? Y'a énormément de monde et ces putains de connards nous regardent comme si on était des frites sur un présentoir marqué "gratuit". ». Je ferme les yeux. Je veux pas partager cet instant. Pas avec le reste du monde. Pas Théotime. Je reprends ses lèvres avec envie. Les gâtes de mille et un baisers. Retrouve la douceur de sa peau. Dépose des baisers dans sa nuque. Sent la chaleur de son corps contre le mien. Cet instant est parfait. Tellement parfait que j'en reviens pas. Il devrait durer. Une éternité si possible. Une vie toute entière au minimum. J'entend un homme nous dire qu'on devrait prendre une chambre. Il ne comprend pas. Ne voit pas. La douceur des gestes et l'innocence des mots. Rien n'est charnel. Tout est découverte. Apprentissage. Amour. Il aurait comprit si il était à ma place. Mais il regarde. Il vit pas. Je m'écarte. De quelques centimètres. Passe une main dans mes cheveux. Regarde autour. J'ai envie d'une clope. De ses lèvres. De lui. Mais les gens nous observent. Ils comprennent pas. Je soupire. Baisse les yeux. Me mord la lèvre.

Et leurs langues se mélangent, doucement, s'explorent, sensuellement.
Ils sont beaux et c'est une vraie attraction. Au milieu de ces costumes colorés, ces gays excités, ces animaux lâchés, ils sont le calme, ils sont la douceur, ils sont l'amour peut-être.

Et les gens, autour, ne comprennent pas, ils se moquent même un peu.
Un vieux, un con, un véritable adulte, rit :
- Get a room !
Le Théotime est outré. Nausicaa a beau eu enfin comprendre la signification des baisers - bien que ça devienne, là, un peu n'importe quoi -, il reste les autres, le monde, et le monde, il pige rien à leur drôle de relation.

- Tu veux pas qu'on aille autre part ? Y'a énormément de monde et ces putains de connards nous regardent comme si on était des frites sur un présentoir marqué "gratuit".
Il acquiesce.
C'est bizarre de l'entendre parler à nouveau. Parler normalement. C'est l'intérieur seulement qui a changé. Ou alors pas du tout. C'est juste qu'il y a deux filles maintenant : Nausicaa qu'il embrasse, et Nausicaa de tous les jours.

Elle veut partir, il veut partir, et pourtant, une fois la question formulée, elle s'empresse de retourner à sa bouche - ça l'intéresse fort, tout ça, aujourd'hui.

C'est, il semble, leur premier baiser qu'elle commence.
Alors il attend quelque chose qui lui ressemble, d'un peu violent peut-être, et pourtant elle est douce comme tout, douce comme un Théotime. Elle enroule sa langue autour de celle de Time lentement et caresse ensuite sa nuque de ses lèvres.
Pause.

- Tu veux aller où ?
Il pense au skate park. Premier bisou.

Ils comprennent pas. Ils croient qu’on se roule des pelles comme des malades de sexe. On veut pas de sexe. On veut des lèvres. Des baisers. Rien de plus. Rien de moins. Je soupire. Observe les gens autour pendant que je reprends ma place contre le mur. Y parait qu’on peut s’en aller. Théo est d’accord. C’est pas comme si il avait le choix. Je réfléchis. Il me demande où je veux aller. Je sais pas trop. Un endroit calme. Un endroit où personne ne viendra nous chercher. Un endroit où j’me sens bien. En confiance. Peut-être le skate parc. Je hausse les épaules. Passe une main dans mes cheveux. Croise son regard. Il a l’air différent. Il est plus le gamin sans couilles que je voyais. Il a l’air d’un homme. Un vrai. Avec des couilles. Je souris à cette pensée. Reprend le fil. Où aller. « Le skate parc ? J’crois qu’il y aura personne. De toute façon au pire j’leurs casse la gueule. Comme j’ai fais quand y t’ont fait mal. ». Ce fameux jour j’ai cru crever en le voyant. Pas deux fois. Ca j’me l’étais promis. Je commence à marcher en direction du skate parc. Attrape la main de Time au passage. Pour pas se perdre. Juste pour pas se perdre. On avance dans la foule. On se prend des coups d’épaules et on entend hurler autour de nous. C’est de trop. Ils comprennent pas. Ils méritent pas nos baisers. Personne d’autre que nous ne les mérite.

- Le skate parc ? J’crois qu’il y aura personne. De toute façon au pire j’leurs casse la gueule. Comme j’ai fais quand y t’ont fait mal.
Il rit, un peu nerveusement. Cette avalanche de gros mots. Ce retour à la Nausicaa quotidienne. Il rit, parce qu’il est content. Parce qu’il ne veut pas que, tout le temps, chaque minute, elle soit douce avec elle. Il préfère qu’elle réserve cette attitude à leurs séances de baisers.

Parce qu’il ne veut qu’ils soient des amoureux.

Ils pourraient si facilement tomber dans une histoire de couple – et le Théo, il se laisserait sagement embarquer.

Il préfère ça. Des bisous, parfois. Et puis, après, un retour à la normale. Nausicaa qui ordonne et ponctue ses phrases de putains, et Théo qui suit, Théo docile. Si ils continuent ces baisers, cette douceur vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il va perdre la tête. Il sera heureux, mais il sera peut-être plus lui.

Ils s’en vont donc. Retour au skate park.
- Ils s’en vont regardez, ils vont conclure les salauds ! Prenez bien votre pied !
Time ouvre de grands yeux. Conclure. Mais ça, c’est pas possible. Pas là où ils vont. Et puis. C’est pas possible tout court. Parce que ? Parce que fraise.

Nausicaa n’a pas entendu et tant mieux – elle serait fichue de leur casser la gueule pour avoir dit ça.

Nausicaa le tire par la main dans la foule qui ne s’écarte pas sur leur passage. Il doit un peu lutter, pour rester avec elle et ne pas se faire emporter par les gens.

Le calme du skate park. Et la voix de Théotime :
- On fait quoi maintenant ?