J’descends la rampe un peu trop vite, j’prends mal le virage, je plane, j’me taule. Pas d’amorti. J’suis à terre et j’suis en sang. J’envoie chier les deux trois qui m’proposent leur aide. Même pas mal. J’essaye d’me relever, sans grand succès. J’vais rester là quelques minutes, le cul par terre, ça vaudra mieux. J’regarde un peu l’étendue des dégâts. Putain ouais, c’est bien amoché. Il est cassé en deux. Mon pov’ skate. J’savais qu’il fallait qu’ça arrive un jour mais ça m’fait mal quand même. C’sur ce skate qu’j’ai appris à rouler. J’me traîne jusqu’aux débris et j’les fourre dans mon sac. Cette fois ci j’arrive à me relever en m’appuyant à la rampe traîtresse qui m’a fait me viander. J’lui donne un coup, comme si ça allait changer quelque chose. J’suis énervé. C’est affreux comme ma jambe me lance. J’ose à peine regarder en bas, ça doit pas être beau à voir. Et la mare rouge que j’ai laissée au milieu du skate parc dira pas l’contraire. J’m’appuie à tout c’que j’trouve pour tenter de sortir de c’t’enfer. J’suis qu’un con. La prochaine fois j’ferais gaffe à mon cul avant d’tenter des trucs cons. Devant l’skate parc, j’hésite. Si j’vais à l’hôpital, les parents l’sauront vu qu’c’est eux qui payent. Et dans c’cas, bonjour la galère pour obtenir d’eux qu’ils m’achètent ma moto. Si j’peux déjà pas tenir sur un skate… Dilemme. Ma jambe me fait trop mal. J’risque un coup d’œil. C’est dégueulasse. Ma jambe n’est plus qu’une longue éraflure sanglante. C’vachement profond par endroit. L’hôpital ce sera, pas l’choix. Un coup de fil, dix minutes et j’monte dans le taxi. J'prends quand même soin d'envelopper ma jambe dans un vieux sweat pour pas souiller l'intérieur cuir de la bmw. (...) ça fait trois fois que vous venez ce mois ci je hausse les épaules pendant qu'le toubib applique tout un tas de compresses sur ma jambe. Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Du moment qu'la mutuelle paye. Moi je roule, je saute, je slide. C'est c'que j'fais. C'est c'que j'aime. Le skate. hmpf... Le doc' lève les yeux au ciel, exaspéré. Oui, moi aussi j'aurais aimé ne pas tomber. Sauf qu'on peut rien contre la gravité. Il pose encore deux trois bandelettes sur les compresses déjà trempées de sang. Les anti-douleurs qu'il m'a prescrits sont vachement efficaces. Il m'explique pendant encore un quart d'heure que j'dois faire plus attention, qu'un jour, ce sera encore plus grave et qu'on ne pourra rien faire. J'écoute d'une oreille distraite ses recommandations. Ce sont les mêmes chaque fois. Je suis au courant que jouer les acrobates ça comporte des risques. J'me demande ce qu'en penserait un psy. J'avoue moi-même de temps en temps que c'est peut-être un moyen de compenser, rapport à bloko. Lui c'un criminel, rien qu'le fait de continuer d'vivre le met en danger. J'ai pas l'habitude d'être la gonzesse. Pourtant c'est c'que j'ressens parfois. J'ai l'impression d'êt' fade. C'est peut-être pour ça qu'je fais de plus en plus de cascades. Pour m'sentir vivant et dangereux, comme lui. C'pathétique. J'suis pathétique. J'lève les yeux au ciel en m'rendant compte de ma propre connerie. En deux temps trois mouvements le bandage est serré. Le toubib me file un carton entier d'produits pour ma jambe: des anti-douleur, des bandages, des désinfectants etc. J'prends la boîte sans rechigner et j'lui dis même au revoir.
J'boite maintenant. Dans les couloirs d'l'hôpital j'me prendrais presque pour docteur house. Ca m'donne un style que j'aime bien. Bloko va m'tuer quand il me verra arriver mais j'm'en fous. Je salue la jolie secrétaire de l'accueil qui me fait des avances depuis des mois avant de sortir par la porte tambour. La pauvre. Elle sait pas que j'ai changé d'bord. Mais j'veux pas foutre en l'air ses espoirs: après tout, l'espoir fait vivre hein. Il commence à faire frisquet dehors. Ma jambe picote. J'ai peut que les effets des anti-douleurs commencent à se dissiper. C'est pas bon signe. J'sors mon portable machinalement, histoire d'appeler un nouveau taxi. Un vrombissement d'moteur. Nan. Si ! J'troune la tête. Elle est là. Droit dans les phares, j'la regarde. Ses courbes, sa ligne, elle fait rêver. Je m'approche doucement. c'un bijou qu't'as là mec... j'vendrais un rein pour la conduire. En fait, j'vendrais père et mère pour m'barrer avec ma bécane. C'un peu mon rêve. Ca et bloko. V'voyez, j'suis pas très compliqué hein. Je suis tellement captivé par la merveille que j'ai devant les yeux que j'ai même pas daigné jeter un regard au conducteur. J'suis sûr qu'il doit m'prendre pour un fou.

j'rêve en deux roues

Fin de journée. Je sors tout en repensant, sur le chemin des parkings de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, aux horreurs que j'avais pu vivre en huit heures de garde. Des patients impatients se ruaient sur chaque soignant afin de pouvoir sortir des urgences. Par malheur pour eux, nous ne pouvions le prendre plus rapidement que ce que nous faisions déjà. Le pire restait sans doute cet homme criant sa colère dans la salle d'attente des urgences alors qu'il n'avait qu'un simple mal de gorge. Pathétique. J'avais même gagné le droit de le prendre en charge après une défaite à la courte-paille. Maudit soit ma journée. Courtois, poli et arborant ce sourire cachant mes véritables sentiments, je n'avais jamais été aussi vite pour renvoyer un patient chez lui. Un mal de gorge, bordel ? J'avais l'impression que les urgences étaient la déchetterie des maladies bénignes. Certes, c'était déjà mieux que les nuits où l'on était obligé d'accueillir les alcooliques et les drogués, mais c'était tout de même inadmissible car, pendant ce temps, d'autres avaient véritablement besoin de soin comme ce gamin qui était resté assis sur sa chaise et qui finalement avait failli y passer quelques minutes après sa prise en charge. Les gens sont égoïstes et ils ne comprennent pas que leur médecin traitant existe également en dehors des hôpitaux. C'était révoltant de les laisser se faire soigner ici alors que certains n'osent même pas venir avec un cas bien plus graves, préférant souffrir en silence. Certains profitaient du système et ce n'était pas encore près de changer, malheureusement.

Arrivé près de ma moto, je sortis les clefs de mon blouson avant de m'installer confortablement sur le siège en cuir de mon deux roues. C'était mon petit bijou, le premier plaisir que je m'étais offert suite à mon emploi à la Pitié, il y a maintenant des années. J'enfilais le casque, rabattant la visière translucide devant mes yeux pour me protéger du vent. Je tournais les clefs. Le moteur démarra et je tournais légèrement l'accélérateur pour la faire ronronner. Encore un coup et c'était l'extase, presque la jouissance absolu d'avoir une tel force entre les jambes. « c'un bijou qu't'as là mec... j'vendrais un rein pour la conduire. » Je tournais mon visage en direction de cette voix. Un jeune homme, probablement un patient vu l'état de sa jambe, avec son skate entre les mains. Drôle d'image que de voir ce genre d’acrobate sur roulettes ici, surtout avec autant de passion pour une moto. C'était...atypique, dirait-on. « Même un rein ne vaudrait pas une moto comme celle-ci. Dommage que tu ne puisses pas vendre les deux. » Je sortis alors de ma place en reculant et me plaçais aux côtés de ce jeune inconnu impressionné par mon éblouissant engin. « Elle te fait vraiment autant d'effet ? » Lui demandais-je par curiosité au vu de son intérêt pour la bécane.