-Hortense! Laisses ton frère, je m'en occupe. Allez, chérie, files à l'école.

La jeune fille leva ses grands yeux vers sa mère avec un regard intrigué. Petite, ses longs cheveux blonds cendrés roulant sur ses frêles épaules, la fillette étonnait par son regard. Sérieux, mûr, mystérieux, sage. On se demandait toujours ce qu'une minuscule poupée comme elle pouvait faire pour avoir un tel regard. Fixe, il suivait maintenant la mère de famille des yeux. La grande femme oscillait entre une table à langer et un biberon, un chiffon sur l'épaule. Lorsqu'elle vit encore sa fille aînée figée sur la chaise berçante, un bébé sur les genoux, elle n'hésita plus. Elle prit une voix sévère et d'un regard clair, elle ordonna à sa fille de filer à l'école. À contre-coeur, l'enfant donna le minuscule bébé à sa mère. Se hissant sur la pointe de ses pieds, elle baisa sa joue et sortit de la pièce.

-Ma puce, n'oublies pas ton frère et ta soeur.

Comme si Hortense pouvait les oublier... Avec un sourire fixe, la fillette prit son cartable et passa dans la cuisine pour houspiller son frère et sa soeur, qui finissaient de manger une tartine en vitesse.

La voisine d'en face vit passer les petits Vernet quinze minutes avant le son de la cloche. Comme à leur habitude. Dans le même ordre, comme si rien ne changeait de jour en jour. En premier, une petite fillette aux boucles blondes, adorable dans une petite robe à froufrous et aux souliers vernis, traînant son cartable sur le sol, gambadant joyeusement. Loin derrière, un petit garçon roux traînait, les lacets détachés, une branche d'arbre à la main, frappant les clôtures et les voitures. Entre eux, une jeune fille de 8 ans trop grande pour son âge, parfaitement habillée, tirée à quatre épingles, regardant devant et derrière, surveillant sa soeur et son frère. Alors qu'Elliott ne rêvait que de bateaux et d'avions, que Charlotte pensait au conte de fées qu'elle avait lu hier, Hortense marchait entre eux, la tête haute, l'esprit ailleurs. Après l'école, elle avait répétition de ballet et c'était tout ce qui l'intéressait. Le grand spectacle arrivait à grands pas et elle n'avait pas encore parfaitement ce grand écart et les pas chassés multiples que demandaient son premier rôle. Évidemment, pour son professeur, ils étaient sublimes, mais Hortense n'était pas dupe. Elle savait que sa jambe n'était pas assez droite et ses pieds assez pointés. De toute manière, ce professeur n'y connaissait rien, prétendait Hortense mentalement avant d'entrer dans la cour d'école au moment même où la cloche retentissait. Allez, courage! Encore sept heures et elle serait devant les miroirs brillants du studio de danse. Entre temps, elle devait écouter en classe, aller porter Elliott et Charlotte chez sexy et courir jusqu'à son local de cours pour tenter de ne pas être en retard.

***

-Applaudissons maintenant sur le plancher de danse, monsieur Jean-Baptiste Montet et mademoiselle Hortense Vernet.

Hortense consulta son partenaire du regard. Ses yeux verts plongèrent dans le bleu des siens. Leurs coins relevés lui indiquèrent qu'il souriait. Ses mains tremblaient comme toujours.

-JB, dis-moi que tout va bien aller.

-Tout va bien aller. D'ailleurs, c'est pas comme si on avait le choix. Allez!

Élevant son bras, Jean-Baptiste entraîna sa frêle cavalière sur le grand plancher de danse. Les lumières se tamisèrent, alors que leur morceau de musique s'éleva. Hortense n'avait pas réellement le temps de réfléchir sur ce qui se passait dans sa tête. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle devait gagner cette compétion. Par n'importe quel moyen! Cette Stéphanie Foisy ne pouvait pas encore gagner! Hortense ne pouvait lui laisser le champ libre. Orgueilleuse, la jeune femme ne s'avouait difficilement vaincue et elle savait que même si son adversaire avait superbement dansé, son partenaire avait gaffé à quelques reprises, ce qui ne manquerait pas de compremettre les chances de Stéphanie d'accéder à la finale. Et elle avait entièrement confiance en Jean-Baptiste.Tendant sa tête à droite, Hortense bomba la poitrine. Comptant les battements, elle faisait ses pas machinalement. Elle avait tant de fois répété cette chorégraphie qu'elle la connaissait plus que son adresse. Cinq, six, sept, huit... Rotation. Les doigts de Jean-Baptiste battaient doucement la mesure contre sa peau. Elle sentait son souffle contre son cou et cela la rassurait. Tour complet, quatre, cinq. Ses pieds flottaient au-dessus du plancher. Hortense se sentait légère et intouchable. Le duvet de sa nuque était hérissé sous l'adrénaline. Elle aimait ces moments; quand la moitié du numéro était passé et que le plus dur était fait, la danse se faisait encore plus aérienne et angélique. Les concurrents ne semblaient même pas savoir qu'il y avait une centaine de personnes autour d'eux. Se regardant dans les yeux sans se voir, les deux partenaires ne pensaient qu'à la pureté de leurs lignes, tout en semblant se dévorer du regard. La complicité qui unissait Hortense et Jean-Baptiste leur permettait d'avoir une valse viennoise encore plus élégante, grâce aux rapprochements de leurs corps. La musique diminuait, les lumières se rallumèrent et les danseurs sortirent de leur transe. Un tonnerre d'applaudissements les accueillit. Leurs regards se croisèrent à nouveau.

-Stanzie, on l'a fait, c'est fini! souffla Jean-Baptiste, les joues rouges, le front perlé de sueur en regardant sa cavalière.

Hortense soupira de bonheur et regagna le banc des concurrents, alors que les juges délibéraient. Elle adorait passer en dernier. Sa performance restait la plus fraîche à l'esprit des juge et souvent, il était encore sous l'émotion d'une danse aussi parfaite que celle offerte par le couple parfait que formait Jean-Baptiste et Hortense. Tenant la main de son partenaire, la jeune femme chercha sa famille dans la foule. Sa mère, sa grand-mère, Charlotte et Louise étaient venus. Apparemment, son père et ses deux frères étaient restés derrière pour s'occuper du restaurant. En voyant la moitié de sa famille absente, Hortense ne put s'empêcher d'avoir un pincement au coeur, mais elle était bien loin de leur en vouloir. Elle savait bien qu'au restaurant, son père et ses frères payaient cher l'absence des femmes de la famille pour aller voir le concours de danse de l'aînée. Et intérieurement, elle était contente qu'il y ait au moins quelqu'un pour la regarder. Au contraire de Jean-Baptiste. À cette pensée pour son cher ami, elle serra fortement sa main. Il se retourna vers elle avec un regard interrogateur. Elle lui sourit.

-Mesdames et messieurs, annonça fortement un petit homme aux cheveux blancs dans le micro pour calmer le brouhaha de la foule.Dans la catégorie ''Danse sociale, 12 à 14 ans", les gagnants sont Jean-Baptiste Montet et Hortense Vernet.

Aussitôt, Hortense se leva d'un bond et sauta dans les bras de Jean-Baptiste avec une explosion de joie sans pareille. Enfin! Elle avait atteint son vingtième trophée de première place! Et elle battait Stéphanie Foisy. Mais surtout, elle avait passé cette dure épreuve avec Jean-Baptiste et elle n'aurait pu lui préférer un autre. Se voir ainsi couronnée rendait Hortense pleinement heureuse. La danse était sa grande passion et se voir ainsi publiquement honorée dans ce domaine lui donnait l'impression d'une princesse. Elle était la meilleure dans ce qu'elle préfèrait. Comment ne pas être en heureuse?

***

-JB! Et la compèt? On ne peut pas laisser tomber!

-Stanz', attends de voir ce que les médecins te diront avant de paniquer. Je suis certain que ce n'est qu'une cheville foulée. Rien de grave.

-Ce n'est pas une foulure! On en a déjà eu, tous les deux. Et tu sais aussi bien que moi que ça ne ressemble pas à ça!

-Calmes-toi aussi!

-Aïe, cria presque la jeune femme avant de s'effondrer contre un mur.

-C'était quoi aussi l'idée de marcher? lâcha Jean-Baptiste, en aidant son amie à s'asseoir.

-Je sais pas! Je ne sais rien! Je panique, bon! Tu me les casses, JB!

Hortense ne savait même pas si elle était en colère ou si elle était triste. Ce qu'elle savait, c'était que sa jambe la faisait horriblement souffrir et qu'elle ne supportait pas cette douleur et cette incertitude. Voilà deux heures que les médecins étaient partis avec ses scans et ses résumés d'observations. Et toujours pas de résultats! Cela devait tout simplement insupportable! Elle se voyait encore en train de faire une portée dans son entraînement de danse contemporaine. Elle ne savait pas ce qui c'était passé. Partenaires depuis dix ans, Jean-Baptiste n'avait jamais échappé Hortense, ni rien. Mais là, la danseuse était retombée malencontreusement. Elle voyait encore sa jambe se tordre d'une manière effrayante dans le miroir de la salle d'entraînement. Dans sa tête résonnait encore la sirène de l'ambulance. Cependant, Hortense ne pensait qu'à la compétion de danse qui les attendait. Serait-elle capable de la gagner? Serait-elle même capable d'y participer? Serait-elle...

-Mademoiselle Vernet? Passez à la salle cinq.

Jean-Baptiste prit sa cavalière dans ses bras et la fit passer dans une petite pièce peinte dans un bleu pâle années 80, alors que le mobilier était en stainless steel très XXIème siècle. Déposant son amie sur une chaise, il s'assit près d'elle, ne lâchant pas sa main, devant un docteur qui regardait des papiers d'un air sérieux. Quand il leva enfin les yeux, il découvrit une jeune femme au bord de la crise nerveuse.

-Eh bien, mademoiselle Vernet, je vais être totalement honnête avec vous, ça ne sent pas bon. Vous ne pourrez plus jamais danser.

L'univers entier d'Hortense s'effondra. Elle avait craint cette nouvelle, mais elle s'était refusée d'y croire. Étouffant un sanglot, tout ce qu'elle avait sacrifié pour en arriver là lui revint en tête et elle se mit à pleurer. Tant et tant. Quand Jean-Baptiste la ramena chez elle à la fin de la jourrnée, elle pleurait encore, les épaules secouées de sanglots, sans parvenir à obtenir une larme de ses yeux.

***

-Stanz', table 5.

Hortense prit machinalement l'assiette que son père venait de poser sur le comptoir et s'avança dans le restaurant. Dissertation sur le droit révolutionnaire pour monsieur Bastien. "Oh, mademoiselle, je vais prendre la facture!" Devoir sur les lois criminelles à remettre lundi à Hélène Jacob. "Est-ce que vous auriez du gâteau au chocolat?" Où avait-elle mis son livre de Droit international déjà? "Pouvez-vous mettre moins de sauce?" Cours de danse..? non. Plus jamais, ça. Dire qu'Hortense s'était promise d'être danseuse, de réussir dans un domaine où tous échouaient. Et qu'elle était rendue au même point qu'eux. Travaillant au restaurant de ses parents autant pour les aider que pour payer ses frais de scolarité, Hortense ne parvenait toujours pas, un an et demi plus tard, à retirer la danse de sa vie. Elle était prise à étudier le droit à la Sorbonne, elle tentait de se répéter que c'était ce qu'avaient fait Enjolras et ses charmants amis révolutionnaires de l'ABC dans son roman préféré, soit Les Misérables. Mais elle n'arrivait pas à y trouver une passion. Elle le faisait automatiquement. Parce que c'était ce qu'il fallait faire. En déposant l'assiette sur la table avec un sourire, elle observa sa soeur Charlotte draguer avec des clients. Au loin, elle les regarda. Polos Lacoste, lunettes Ray Ban, jeans Guess, clés de BMW traînant sur la table. Pffff! Charlotte était comme Éponine, attirée par la Haute. Comme un poisson, elle aimait tout ce qui brillait. Mais Hortense pardonnait à sa jeune soeur. Avec ses longs cheveux blonds, son corps de pin-up et ses grands yeux bleus, Charlotte avait déjà passé quelques nuits dans les beaux quartiers. Malheureusement pour elle, elle revenait toujours, ses souliers à talons aux mains, le matin, le visage démaquillé par les pleurs. Hortense s'était promise d'être plus forte et ce sentiment passait par une certaine haine de ces gens aux vêtements griffés, qui n'ont jamais utilisés leurs mains que pour leur plaisir. L'aînée de la famille Vernet n'était pas du genre à se faire prendre si facilement. Comme ses idoles morts en 1832, elle ne rêvait que de l'égalité et ces gens que fréquentaient sa cadette en étaient l'incarnation la plus éloignée.

Retournant derrière le comptoir, Hortense retira son tablier et prit son sac d'école, qui traînait près de la porte avant de partir en quatrième vitesse vers le métro pour ne pas arriver en retard à son rendez-vous hebdomadaire avec ses amis devant leur café habituel, que Stanzie, toujours par adoration envers Les Misérables, avait surnommé le Café Musain. Après l'atmosphère étouffante du métro, elle se retrouva à l'air libre de son cher Quartier Latin, ses sandales à talons battant le sol à un rythme léger. Avec un sourire gracieux, elle rejoint ses amis et tira une chaise pour s'y asseoir. Aussitôt, elle reçut un baiser de Jean-Baptiste et un câlin d'Anne.

Faisant signe au mignon serveur pour sa commande habituelle, un latte et un pain au chocolat, elle s'enquit de la compétion de Jean-Baptiste.

-Encore deuxième. Je n'arrive plus à avoir des premières places sans toi, Stanz'.

-Tu devrais retourner en danse sociale, tu étais bien meilleur qu'en contempo, JB.

-Je ne pourrais jamais y retourner sans toi. Je te l'ai promis; si je danse de nouveau la valse, ce sera avec toi.

Jean-Baptiste déposa un baiser sur son front, alors que Frédéric demanda pourquoi Charlotte n'avait pas accompagné son aînée.

-Oh, tu connais Lottie, si elle est restée au restaurant, c'est qu'il y avait des gens de la Haute. Jamais elle ne pourrait manquer une occassion de leur parler. Juste à les voir, ils semblaient d'un détestable! Et Lottie, qui roucoulait. J't'jure, Fred, Charlotte, c'est un caniche; tu lui donnes un biscuit et elle fait la belle pour se faire carresser. Elliott fait des crises à rallonge à cause d'elle dernièrement.

Les amis parlèrent quelque temps. De la soirée à la discothèque vendredi, du nouveau cocktail que Frédéric prétendait avoir inventé, des nouvelles cigarettes qu'Anne fumait à longueur de journée. De tout. Jusqu'à Hortense déclare qu'elle devait passer à la bibliothèque avant d'aller à son cours de crimino. Embrassant ses amis, qu'elle connaissait depuis la petite école, elle leur souhaita bonne journée et quitta le hall de l'école. Elle salua ses amis de la main en continuant de marcher. Malencontreusement, elle fonça dans quelqu'un, qui regardait de l'autre côté du couloir. Un coup de coude dans les côtes fut assez pour faire réagir Hortense, alors que ses notes de cours tombèrent éparses sur les dalles du sol.

-Eh ! Tu pourrais t'excuser !
-Hein ? M'excuser, alors que c'est toi qui m'a bousculé ? Et d'ailleurs qui es-tu ? demanda un grand garçon, aux cheveux pâles et aux yeux azurs, à l'air d'Antinoüs
-Ça change quoi, qui je suis? Tu as besoin de mon nom pour t'excuser? En plus, tu m'as bousculé aussi, à ce que je saches. Et si tu veux vraiment savoir, je suis Hortense Vernet. Mais qu'est-ce que ça peut bien te faire ?
Autant Hortense pouvait être la gentillesse et la douceur incarnée, autant quand elle prenait feu, elle se transfiguerait en Junon. Et à voir le sourire hautain de ce prétentieux, elle ne fit que redoubler d'ardeur
-Vernet ? Jamais entendu parlé ...
La mine d'Hortense se renfrogna, Mais voyons, qu'est-ce que ça changeait. Elle ne lui demandait qu'un simple "désolé". Dieu!
-Je me fiche que tu n'aies jamais entendu parlé de moi ! Je veux simplement que tu t'excuses
L'inconnu se retourna, en l'ignorant délibéremment, son sourire prétentieux toujours accroché à ses lèvres.
-Espèce d'idiot ! s'écria Hortense accroupie, rassemblant ses feuilles éparpillées sur le sol.
-Qu'est-ce que tu as dit ? Idiot ? Est-ce que tu as la moindre idée de qui je suis ?
Hortense comprit rapidement qu'il n'avait pas apprécié d'être traité de la sorte. Mais ce n'était pas le moment de perdre la face. Au fond d'elle, elle chercha comment se sortir de cette situation, tandis que le garçon s'approchait. Se relevant fièrement, repoussant des mèches derrière ses oreilles, elle prit un regard qu'elle souhaitait vilain.
- Peu importe qui tu es ! Tu pourrais bien être le prince William que ça ne changerait pas la situation ; tu es un sale type, arrogant, imbu de lui-même, et dont l'éducation laisse à désirer. C'est tout ce qu'il y a à dire. »
Effectivement, il n'y avait rien d'autre à dire et elle tourna les talons, faisant soulever sa jupe noire. Décidément, ce n'était pas tout le monde qui avait été élevé comme il le faut. Mais tentant de combattre les battements désordonnés de son coeur, Stanzie tenta de se rassurer. Elle n'entenderait plus jamais parler de lui.