« C'est une jolie petite fille » ; c'est toujours par ces mots que commence une naissance. Ce pur hasard, ce simple chromosome – présent ou absent – qui définit déjà qui vous êtes. Les parents pleurent de joie, rient nerveusement devant la fragile progéniture. Seul l'enfant hurle, paniqué par ce nouveau monde inconnu, cet air qui lui brûle les poumons. Peut-être au fond, devine-t-il déjà que c'est injuste. Car en ce monde, même les plus beaux cadeaux peuvent être empoisonnés. La parfaite illustration en serait Odelia Anael Abrahams. Elle était née jolie petite fille, non … très jolie petite fille. De celles dont on dit que la nature les a gâtées. Et les dés avaient été lancés : ô toi, jolie petite fille, tu deviendras mannequin boulimique et dépressive ; ô toi jolie petite fille, aucun homme ne te désirera pour ce que tu es vraiment. D'ailleurs, qui aurait pu lui porter un amour véritable ? Elle n'avait été toujours qu'une coquille vide... mais quelle jolie petite coquille, quelle jolie petite fille.

Je vous l'accorde, cette vision d'une naissance est assez sombre ; mais ne la prenez pas au mot. Ce n'est qu'une pensée, celle d'Odelia âgée de vingt ans – le plus bel âge – tandis que les jambes ballantes dans le vide, elle regarde le sol du haut d'un building... des mètres plus bas.

En réalité, sa vie avait commencé comme le plus beau des contes de fée. Elle était née en Israël, dans cet havre de paix que représente la station balnéaire de Tel-Aviv. Ici, nulle bombe qui explose dans les écoles, nul combat de cultes ; car tous les habitants sont déjà réunis autour du plus puissant des cultes, celui de l'argent. C'est de tous les continents que viennent ici les touristes pour plonger dans la mer morte, se reposer dans des draps de soie, flamber leur argent dans les grandes enseignes de luxe. Mais pas la famille Abrahams. Anael Abrahams, la mère de la jolie petite fille, était femme de ménage dans un hôtel de luxe. Et son père travaillait en périphérie de la ville au marché où il vendait les produits de sa pêche. Israël, pays de toutes les contradictions où luxe et misère se côtoient de si près.

Et pour une jolie petite fille qui était ennuyée par l'école et ne raisonnait que par rapport au bonheur immédiat ; le choix était vite fait. Et quand elle attendait sa mère, devant les grands complexes de luxe, c'était avec des yeux émerveillés qu'elle regardait passer les grands de ce monde fumer des dollars comme des cigares. Elle les assimilait dans son esprit d'enfant aux princes et princesses des contes de fée et n'aspirait qu'à une chose, rejoindre leur monde à son tour.

Bien sûr, Odelia aurait pu se décourager, elle n'avait jamais eu aucune vraie force mentale et réelle volonté. Mais cela aurait été sans compter sur ses parents qui entretenaient cette illusion dans laquelle leur jolie petite fille s'enfermait. Sa mère passait son temps à lui répéter à quel point Odelia méritait mieux, méritait une autre terre que celle stérile d'Israël, elle méritait d'être riche, d'avoir tout ce qu'elle désirait ! Et l'application directe de cette philosophie était que tous les extras qu'elle gagnait dans son métier, elle les glissait discrètement dans le creux de la main de sa fille dès que le père avait le dos tourné : « achète toi tout ce que tu veux ma puce ! » De son côté, Joachim Abrahams, son père n'avait cesse de lui répéter à quel point elle était la plus jolie et combien de cœurs elle briserait en grandissant.

Adieu encore libre arbitre ! Et sans aucune surprise, Odelia devint à l'adolescence ce qu'on avait fait d'elle, une jolie petite fille pétrie d'assurance, empreinte d'un certain narcissisme, et qui courrait les boutiques avec l'argent durement gagné par sa mère plutôt que d'assister aux cours prodigués à l'école. Et les rares fois où elle y allait, son esprit peu attentif vagabondait. Elle préférait dissimuler des écouteurs derrière ses longs cheveux blonds et écouter les derniers tubes diffusés en Occident tout en parcourant les magazines de mode dissimulés sous la table, ceux que sa mère ramenaient de son travail. Son doigt parcourait toujours les pages de papiers glacés avec une telle dévotion, les images de ces femmes parfaites dans lesquelles elle se reconnaissait. Elle redoubla en classe de 4ème, puis en classe de 3ème. Ses parents lui hurlaient dessus devant ses notes catastrophiques, mais Odelia qui baissait les yeux au sol sous les réprimandes de ses parents, baillait aux corneilles en son for intérieur. Les études ne l'intéressaient pas.

Elle préférait tellement parcourir les petites boutiques de mode, et traîner avec les garçons européens et américains venus à Tel-Aviv en vacances. Ils lui payaient des verres, l'invitaient dans des clubs... si bien qu'elle ne connut bientôt plus que la vie nocturne. A seize ans, c'est ainsi que l'agent d'une boîte de mode remarqua la jeune israélienne, en train de danser au milieu de la piste. Il l'invita à la rejoindre sur un canapé pour discuter affaires. Derrière ses lunettes noires, il dissimulait des cernes bien marquées par un âge avancé, il puait l'alcool, la suffisance... mais pourtant, elle buvait ses paroles. Il vantait sa beauté, lui promettait une grande carrière. Et elle se laissa achetée, persuadant ses parents dès le lendemain de signer un contrat de travail. Il s'agissait d'une boîte en Israël et c'est dans les frontières de son pays que sa carrière démarra.

Elle fut alors confrontée à des tas d'autres jolies petites filles qui avaient bien mal grandies ; un monde concurrentiel à la recherche d'une beauté surfaite pour obtenir la première page d'une couverture de mode, le rôle d'égérie d'une marque montante. Et ce, par tous moyens. Combien de fois les parents d'Odelia lui avaient-ils répété qu'il fallait qu'elle se méfie de ce monde ? C'était d'ailleurs leur condition pour qu'ils signent le contrat, lâcher leur fille dans ce monde qui la faisait rêver... à l'unique condition qu'elle reste prudente. Condition bien vite relayée au second plan tandis que la jeune Odelia écoutait les autres mannequins discuter entre elles : « T'as vu ses nouvelles chaussures ? Des Jimmy Choo ! J'y crois pas que ce soit elle qui ait encore obtenue ce shoot ! » « Moi plus rien ne m'étonne de sa part. Elle est en fin de carrière et s'accroche désespérément en passant sous le bureau.... » « J'ai même entendu dire qu'elle avait couché avec le photographe pour le convaincre de faire un autre shoot » « Là je peux comprendre, vu les bourrelets disgracieux du premier ... » Puis grand silence, tandis que la jeune fille au cœur de tous les bruits de couloirs revenait se faire maquiller. Odelia ne pouvait détacher son regard d'elle, incapable de savoir si elle haïssait cette mannequin ou si elle l'admirait. Durant chacune des séances de maquillage, elle la fixait... lui trouvant chaque jour un nouveau défaut : l'apparition de pâtes d'oie, de petits seins... jusqu'à se conforter dans l'idée que cette fille qui avait tous les contrats que elle, elle aurait voulu avoir, cette fille était moins jolie qu'elle. Elle méritait, elle, et personne d'autre dans l'agence, ces contrats. Elle méritait de sortir de ce foutu Israël ! Et un jour, elle franchit le seuil du bureau de son agent pour déverser toute sa colère sur lui, sur cette vieille peau en fin de carrière. Elle exigea de lui un contrat en or avec une boîte américaine. Il exigea d'elle une aventure.

Odelia voyagea de pays en pays, multiplia les agences, les contrats valant de plus en plus leur pesant d'or. Une progression sociale étroitement liée à ses amants. Après avoir fait scandale en étant, à l'âge de dix-sept ans, la petite amie d'un agent presque quarantenaire ; elle avait bien fini, au cours d'une soirée, par rencontrer un homme plus puissant que lui dans le milieu de la mode et du mannequinat qu'elle pouvait séduire. Quelques sourires, battements de cils intimidés, une manière de passer sa main dans les cheveux... elle avait appris à lire très facilement dans le regard des hommes, à savoir ce qu'ils désiraient et à le leur faire espérer assez de temps pour les accrocher, mais pas trop pour qu'ils ne se lassent. Elle était devenue une véritable machine, motivée par l'argent et la célébrité... dont les rouages étaient parfaitement huilés pour atteindre les sommets qu'elle avait toujours visé. Heureuse dans ce bonheur superficiel, côtoyant un monde où sexe, drogues et alcool ne sont pas que des préjugés, elle ne pouvait que rire aux éclats en dansant avec ses amies jusqu'à cinq heures du matin dans les boîtes privées des plus grandes capitales. Et quand elle passait devant une petite fille attendant sa mère, assise dans le hall d'un hôtel, elle ne pouvait s'empêcher de penser que sa vie était aujourd'hui telle qu'elle l'avait toujours voulue.

Et puis, alors qu'elle était âgée de vingt ans, lors d'une séance de maquillage... elle vit une jeune mannequin de seize ans l'observer attentivement dans le miroir. Elle n'y prêta pas attention les premiers jours. Pourtant... cette situation, elle avait l'impression de l'avoir déjà vécue. Ce silence pesant dans la salle. Elle finit par réaliser ; cette femme qui se servait du sexe comme d'une arme pour tout avoir, pour s'accrocher désespérément à une carrière de mannequin internationale qui touche à sa fin. Cette femme qu'elle avait admirée et haïe. Un jour, elle se pencha un peu plus vers son reflet et passa doucement un doigt au coin de son oeil... ces ridules d'expression, avaient-elles toujours été si marquées ? Elle vieillissait. Elle n'était plus la plus jolie. Sa vie était un bordel. Que se passerait-il quand sa carrière se terminerait ? Plus d'homme pour l'entretenir, aucune économie pour poursuivre ce train de vie. Elle avait certes beaucoup gagné, mais plus encore dépensé...

Une nuit à Paris, lors d'une soirée vernissage dans un entrepôt revisité en salle d'exposition ; elle était passée devant toutes ces photographies en noir et blanc dont la plupart la représentait. Elle avait surpris son petit-ami photographe flirter avec une autre mannequin. Ces visages parfaits sous du papier glacé, ils l'effrayaient. Elle avait rejoint le toit du bâtiment, désireuse d'échapper à cette ambiance étouffante et en toute simplicité, elle s'était assise sur le rebord, admirant les voitures défiler à toute vitesse le long de l'avenue sous ses pieds, fumant ce qui devait être sa dernière cigarette. Elle ignorait si elle devait se battre et arrêter les excès qui précipitaient son vieillissement... ou si elle devait simplement sauter. Elle n'avait jamais été une battante.

Puis, une autre personne était montée sur le toit et l'avait rejoint pour discuter et fumer. Il l'avait fait rire avec une grande facilité et l'espace d'un court instant, lui avait fait revivre un conte de fée dans lequel elle ne croyait plus. Il voulait l'emmener loin de cette galerie froide et effrayante, de ces hôtels trop impersonnels et lui laisser une chance de découvrir le vrai Paris en l'invitant à passer tout un weekend chez lui. Petite escapade romantique absolument imprévu. Et c'était bien la première fois qu'on lui faisait une telle proposition. Mais elle l'avait suivi, alors même qu'elle ne comprenait pas tout ce qu'il disait. C'était un Français du nom de Bastien Delorme, et elle, elle ne comprenait pas un mot de sa langue et ne parlait que l'Anglais. Mais cette barrière ne les empêcha pas de passer la nuit ensemble.

Au petit matin, autant dire que le réveil fut des plus rudes lorsque vêtue d'un simple peignoir, elle le rejoignit dans le salon pour un brunch en jeunes amoureux qui avait d'avantage l'apparence d'une petite réunion entre amis, voire de famille. Sous ses yeux, parfaitement apprêtés, deux jeunes filles de bonne famille, le frère aîné de son amant, son amant et … la petite-amie de ce dernier. Il avait rit en la voyant avant de la présenter comme une amie qu'il avait invité chez lui pour la nuit dans un élan de galanterie. Jamais elle n'avait vécu une telle humiliation.

Et elle s'apprêtait à repartir, loin de ce monde de petits bourgeois nés avec une cuillère en or dans la bouche et jouant des filles comme elles par pur caprice de gosse qui s'ennuie ; quand à sa grande surprise, le frère de l'auteur de son humiliation, insista pour la raccompagner et même lui payer un café. Sur la défensive et sûrement pas amusée par la perspective d'être la balle d'une partie de pingpong entre deux frères tordus, elle l'avait rejeté. Un premier jour. Un second. Un troisième. Mais puisqu'il était l'héritier d'un grand nom de la mode, ils furent amenés à se recroiser plus d'une fois aussi bien à Paris, New-York que Tokyo. Elle apprit à le connaître et sa rancœur ravalée, lui accorda – sinon sa confiance et son amour – sa main à épouser. Il était temps pour elle de se ranger.

Aujourd'hui qu'elle a appris à l'aimer, que le couple qu'elle forme avec Nathaniel à tout du it couple ; qu'elle a accepté de s'installer définitivement à Paris, complétement déracinée de sa terre d'Israël, elle entre dans un nouvel âge... dans lequel un mari absent la place entre les mains de son détraqué de frère pour lui faire découvrir la ville de l'amour.