Je saute au rythme de la musique. Depuis quelques années maintenant, je fais une demi-heure de corde à sauter matin et soir. Je suis tellement rodé maintenant que je n’ai même plus besoin d’être concentré. La preuve, je fixe le téléviseur alors qu’il n’est même pas allumé, je suis ailleurs. À Londres peut-être, la ville où j’ai grandi : ma ville adoptive. Je pense aussi à mes parents, enfin à ceux qui m’ont élevés. Parce que mes parents biologiques, je ne les ai jamais connu et c’est tant mieux. Ces lâches m’ont abandonnés, ça me met en rogne. Comme par hasard, à ce moment-là, la musique s’accélère alors je saute de plus en plus vite. « Quel couple de connards ! ». Je ne comprenais vraiment pas pourquoi ils m’avaient abandonnés, même s’ils n’avaient dans les moyens de m’élever, on n’abandonne pas un enfant, merde ! Surtout dans la rue, dans un panier miteux, devant une mosquée miteuse. Ça me bouffe la vie de pas connaitre le motif de leur abandon mais d’un côté, je n’ai pas envie de le connaitre. C’est ce que je me répète tous les jours, quand je me perds dans ma corde à sauter. Je secoue la tête, comme pour chasser ces mauvaises pensées, du coup je rate mon saut et la corde vient fouetter mes orteils. C’est une douleur que je n’arrive pas à décrire, ça pique beaucoup en tout cas. Je frotte mes orteils, Cudy, la femme qui m’a élevé, m’a toujours dit que ça faisait partir la douleur. Je ne l’ai jamais appelée maman, et Derek, son mari, jamais papa. Ils forment un couple parfait ces deux-là, et j’ai eu beaucoup de chance d’atterrir chez eux. Ils ont tous les deux de très bonnes situations professionnelles et ils s’aiment comme on ne peut aimer. Je les remercie de m’avoir tout de suite dit la vérité sur mes origines, et même maintenant je les remercie de ne jamais m’avoir abandonné comme les autres. Ils m’ont toujours apportés l’amour qu’un enfant a besoin et une bonne éducation qui fait de moi quelqu’un de bien et d’heureux, enfin à peu près.

Je suis allongé au sol, la chaine hifi dégueule une musique beaucoup plus douce qui me fait partir beaucoup plus loin. Je fixe le plafond, le plafond de cet appartement que je connais comme ma poche. À vrai dire j'y venais une fois par an depuis que je sais marcher. Situé en plein cœur de Paris, il m'apporte tout le confort dont j'ai besoin. Cudy et Derek me l'ont offert pour mes dix-huit ans, parce que je savais déjà que ma vie se ferait en France et plus particulièrement dans la capitale. Et puis, rien de mieux pour percer dans le mannequinat. Je souris, dès que je prononce ou que j'attends ce mot, j'ai le sourire aux lèvres. C'est vrai que je souris pour un rien mais parce que je me sens bien, enfin en partie. De toute façon, c'est pas bien de voir quelqu'un sourire ? Je me souviens d'où est né ce rêve d'objectifs et de podiums : des toilettes. Et bien oui ! Cudy travaillait sur un article de mode et donc la maison se remplissait peu à peu de magasine .. de mode. Surtout le pipiroom. Cloué sur le trône pour avoir manger trop de figues sèches, j'en bave encore, je bouquinais les VOGUE, ou tous magasines équivalents se trouvant dans la corbeille juste à côté. Voyant la classe, le respect et le charisme que dégageaient les mannequins hommes, j'en eu l'eau à la bouche et je n'ai jamais démordu à l'idée d'être moi aussi, un jour, à leur place. Regardez, je souris encore, perdu dans mes grandes ambitions.

Une autre musique fait son entrée, je la reconnais tout de suite. Forever Young. Alphaville. 1984. Je suis amoureux. Toujours le sourire aux lèvres, je roule au sol pour me retrouver debout. Je sautille partout. « Let's dance in style. Let's dance for a while ! ». C'est mon secret. Non pas le fait que j'aime beaucoup cette chanson mais le chant. Je pratique depuis cinq ou six ans maintenant mais je l'ai jamais dit à personne, parce que je suis persuadé de chanter comme une casserole. J'aimerais beaucoup avoir l'avis de quelqu'un mais bon, je ne sens pas prêt à ce qu'on se foute de moi alors que j'ai beaucoup travaillé. Tout de suite, ça me calme, j’éteins la chaine hifi, terminé les conneries : j'ai une nouvelle vie à commencer. Ce n'est pas que je regrette la précédente mais c'est toujours mieux sans les parents. Mes yeux deviennent tout ronds : j'ai enfin dit "parents" en parlant de Cudy et Derek. Je les reconnais enfin, c'est une fois sans eux que je me réveille. Je leur dois tellement et j'ai jamais réussit à dire "papa" ou "maman", j'ai honte tout à coup. J'irai leur rendre visite dès que possible pour m'expliquer, pour leur dire merci. J'inspire profondément mais l'odeur qui parvient à mes orifices nasaux ne me plait pas du tout. J'ai seulement ouvert la fenêtre de la cuisine et voilà que celle-ci est déjà enivrée d'une odeur de gratin de chou-fleur. S'il y a bien une chose que je déteste c'est bien le chou-fleur ! Quelle horreur. Mais où est passé la bonne bouffe seigneur ? Non pas la cuisine anglaise, je ne l'aime pas vraiment. « Anguilles en gelée ! » dis-je, la bouche pincée avec un accent très british. J'en ris tout seul, c'est réellement écœurant. Rien ne vaut un bon hamburger maison ! Dieu merci, la cuisine française est délicieuse.