01 janvier 2011 ; 02h du matin.

« T'as froid ?
- Non.
- T'es sûre ?...
- Mais oui, c'est bon. Laisse moi, maintenant. »
Joan l'observe d'un profond regard dépité. Il commence à neiger : des petits flocons tourbillonnent furieusement dans l'air glacé. La jeune fille devant elle ne porte qu'un petit débardeur gris chiné, un short en jean noir et un collant gris lui aussi. Elle a ôté ses ballerines un peu avant, ainsi que son blazer, dévoilant une peau légèrement hâlée.
« Tu veux que je te ramène ? »
C'est un long silence qui suit la phrase que vient de prononcer l'homme, n'y croyant même pas. Amélie se retourne à moitié, levant sur lui ses yeux bleus foncés.
« Et me ramener où ? Devant ce qui fut ma maison, et qui n'est maintenant qu'un tas de cendres, avec... trois pauvres corps calcinés ?
- Je t'aurais ramené chez moi... Ecoute Amélie, je sais que c'est soudain, mais tu vas pas rester là... On est le premier janvier, il neige ! Allez viens, j'te ramène. »
Amélie hoche la tête, serrant son portable dans sa main. Elle grelotte inconsciemment et n'entend que vaguement les discussions et les rires résonnants dans la grande maison derrière elle... Joan disparaît quelques minutes le temps de faire la bise aux invités et récupérer le blazer et les ballerines à l'étage. Amélie fait l'effort de rentrer à l'intérieur, anéantie. En attendant Joan, elle s'installe sur un canapé, les genoux repliés sous son menton. Et elle finit par s'endormir.
Un incendie. Des flammes, et surtout des cris. De l'agitation... Et moi, je suis plantée là comme une conne. Je les regarde mourir à petit feu. Ahah, quel jeu de mots... Putain, mais je fous quoi ? Ma famille est en train de crever, et moi je ne bouge pas. Je voudrais. Je n'peux pas... C'est comme si l'on m'obligeait à revivre cette scène que j'ai "loupée". Est-ce que mes parents meurent deux fois, alors ? Et mon petit frère ?
Ca s'arrête. Doucement. Les pompiers sont là, ils... passent à côté de moi en m'ignorant. Comme si je n'existais pas. Je les vois s'acharner sur la maison condamnée tandis que d'autres vont entrer à l'intérieur du brasier pour tenter de sauver les trois vies qui se débattent dans le feu. J'ai envie de dire que c'est inutile, qu'ils n'aillent pas encore servir de brochettes géantes. Je veux parler, mais aucun son ne sort de ma bouche ; même mes larmes ne coulent pas.
C'est terrible d'assister à une scène sans agir. Tiens, ils sortent deux corps. Ma mère et mon frère, je suppose. Morts, bien sûr. La vision est horrible, l'odeur est horrible : ça me prend au coeur et aux tripes. J'ai envie de vomir. Je ne les reconnais même pas : ils ressemblent à des mannequins bouillis.
« Amélie ? Ca va ? »
Cette dernière se réveille, un peu sonnée, les mains moites et le corps en sueur. Elle referme les yeux un vague instant, soupire, se tourne sur le dos en fixant le plafond blanc. Tout le monde est attroupé autour d'elle. Joan a la main posée sur son bras.
« T'as les mains froides.
- C'est ton corps qui est brûlant, oui !... Allez viens, on rentre. »
La blonde se relève et s'accroche à Joan. Il ne lui reste plus que lui, maintenant. Une fois dans la voiture de son ami, Amélie pose sa tête contre la vitre et observe les bâtiments de Bordeaux, tous si différents les uns que les autres. Il y a des anciens, des nouveaux. Des moches et des beaux. Des normaux et des originaux.
« On ira au commissariat demain. Tu vas habiter chez moi les prochains jours. »
Amélie hoche la tête sans trop y penser. Elle essayait de se remémorer la dernière journée -aujourd'hui- qu'elle ai passée avec sa famille. Elle a engueulé son frère, et elle aimerait tant le prendre dans ses bras à cet instant même. Elle sort une petite photo où il apparaît. Joan l'aperçoit dans le rétroviseur, et son coeur se serre (...)

16 octobre 2011 ; 15h05.
Amélie est assise à la table de la cuisine, grattant un ticket sans pourtant y croire. Joan regarde la télé, jetant parfois un discret coup d'oeil à Amélie. La blonde relève la tête et le fixe avec un mélange d'espoir et d'ambition. Joan hausse un sourcil, se demande ce qu'elle va lui dire.
« Dis moi...
- Hm ?
- Si je partais loin d'ici, tu m'oublierais ?
- N'importe quoi. Et pourquoi tu partirais ? »
Amélie hausse les épaules, indécise. Lui tend son ticket gagnant. 100 000 euros, inscrits noir sur blanc. La blonde tente un sourire, mais Joan reste de marbre. Finalement, il lui redonne le ticket, soupire et plante son regard ambré dans celui de la jeune femme.
« Bon, et ben... Si tu veux partir, libre à toi d'en décider. 100 000 euros, c'est plus qu'il n'en faut pour se payer un petit appart et bien vivre, hein ? Se trouver un boulot, un mec... Et oublier, de son côté, le seul pigeon qui était là quand sa famille a servie de barbecue géant. »
La jeune femme, choquée, secoue la tête et se lève. Elle hésite un instant entre crier ou lui mettre une claque.
« T'es qu'un connard ! Je t'aurais jamais cru comme ça... Mais dans mon extrême bonté, je te donnerais 2000 euros pour que tu puisses payer tes putes, comme la siliconée que t'as ramené l'autre jour ! »
Amélie fourre le ticket dans sa poche et s'en va en claquant la porte, laissant Joan seul et énervé.

19 octobre 2011 ; 09h.

Amélie fait ses valises, fourrant ses vêtements en masse et en pagaille dans divers sacs de sports, étant donné que sa grosse valise principale était déjà pleine. "Mon dieu, j'ai autant d'affaires que ça ?" se dit-elle, quand une photo tombe d'un de ses pantalons. La photo de son frère. Elle ne se souvenait pas l'avoir revue depuis ce jour... Joan arrive à ses côtés, discrètement.
« Je l'ai retrouvée sous un siège de la voiture ce matin. »
Les yeux bleus d'Amélie détaillent le visage de son interlocuteur. N'étaient-ils pas censés ne plus se parler ? Elle a envie de le serrer dans ses bras. Mais tout ce qu'elle trouve à faire, c'est sourire timidement.
« Merci. C'est gentil. »
La blondinette glisse la photo dans son porte-monnaie et boucle le dernier sac, pensive. Son train pour Paris part à 10h30. Paris... Ca va bien la changer de Bordeaux. Elle frissonne, tandis que Joan se permet de rajouter son gilet dans un des sacs.
« Fais en c'que tu veux. Garde le si tu ne veux pas m'oublier. Et si, au contraire, tu ne veux plus entendre parler de moi, débarrasses-t-en. »
Dit-il simplement, avant de tourner les talons, attendant la miss pour la conduire à la gare. Cette dernière arrive quelques minutes plus tard, enfile sa paire de converses la plus confortable qu'elle avait laissée de côté, et entre dans l'automobile, précédée de Joan qui met le contact et démarre rapidement.

Et la voilà à la gare, une vingtaine de minutes plus tard. Le temps de s'acheter quelques magasines aux différents bureaux de la luxueuse gare, et déjà il est l'heure de composter les billets. Joan l'accompagne, un peu en retrait. Le train arrive enfin, et Amélie arrive sur le quai en trottinant. Avant d'entrer, elle se retourne, hésitante. Et fait simplement la bise au brun, respire une dernière fois son odeur. Et elle s'engouffre dans son wagon, déposant ses lourds bagages sur les grilles prévues à cet effet (...)

Pour enfin arriver à Paris, 3h plus tard.