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 Les risques du métier (Sal)

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MessageSujet: Les risques du métier (Sal)   Les risques du métier (Sal) EmptyVen 19 Juil - 23:04

Pour une fois, Ashton était content. Pas heureux, pas précisément : juste, content. Il n’avait pas passé une si mauvaise soirée que cela. Il fallait dire que désormais, il savait se contenter de peu. Il avait rencontré un garçon dans un club, ils avaient dansé, ils s’étaient embrassés, caressés un peu, puis il avait dansé avec un autre garçon. Il ne reverrait jamais ni l’un ni l’autre, et ce soir-là, il allait dormir seul dans son lit, comme tous les soirs, mais enfin, pendant quelques heures, il s’était amusé, presque innocemment, il avait ressenti du désir, du vrai désir, pas une réaction physiologique de pure commande pour une énième scène acrobatique. Et maintenant, la brise fraiche du soir faisait voler ses cheveux, froissait légèrement son tee-shirt, et il se sentait bien.

Dans la rue, les passants tardifs, parfois, se retournaient sur son passage. Il aimait bien cela, en fait : sentir le regard des hommes et des femmes glisser sur le dessin de ses pectoraux, sous le tee-shirt, sur la courbe de ses fesses, sur la ligne de son menton. Dans la nuit, on ne le reconnaissait pas souvent : ce n’était pas les regards pervers ou méprisants auxquels il avait le droit en plein jour. Dans les regards nocturnes, il retrouvait des qualités simples, il éveillait un désir simple, il était un jeune homme comme les autres, à Paris. Ashton dédaigna le métro pour s’engager dans des rues moins fréquentées et profiter encore, en marchant, de ce sentiment enivrant.

Il aurait dû être plus prudent, Ashton. Hélas, il n’était pas agent secret. Il ne voyait pas quand on le suivait dans la rue. Ce ne fut que lorsqu’il s’engagea dans une ruelle déserte qu’il entendit les pas derrière lui — les pas qui s’approchaient. D’abord, il n’y prêta pas attention — après tout, quand était-on seul, dans la rue, à Paris, même au milieu de la nuit ? Mais les pas accéléraient et, instinctivement, il sentit son ventre se nouer. Il n’y tint plus — il se retourna — pour se retrouver presque aussitôt plaqué brutalement contre le mur.

Le choc dans son dos lui coupa un instant le souffle et il fallut une seconde à ses yeux pour faire le point sur le visage de l’homme dont l’avant-bras, pressé contre son torse, l’empêchait de se dégager. Ashton avait beau être un jeune homme en pleine forme, il ne faisait pas le poids devant le colosse qui l’avait saisi par surprise. C’était un homme de quarante, cinquante ans peut-être, grand, velu — effrayant, presque. Ashton déglutit péniblement en jetant, à droite, à gauche, un regard paniqué, pour voir si par hasard un bon samaritain ne se profilait pas à l’horizon.

— Regarde moi, ordure.

Ashton le regarda. Respira tant bien que mal. Et suggéra à tout hasard :

— Vous v’lez d’l’argent ?

Savait-on jamais. L’avant-bras du type remonta vers sa gorge pour s’y appuyer un peu plus. Ashton avait du mal à trouver son souffle.

— Je me fiche de ton argent. Sale, comme toi.

C’était personnel, donc. Il l’avait attendue longtemps, cette agression-là, Ashton. On l’avait insulté, oh, ça, souvent. Mais comme ça, si brutalement, si dangereusement, jamais. Il se l’était imaginée — il avait même imaginé son cadavre retrouvé par la police au petit matin. Après tout, c’était dans les risques du métier.

— Alors comme ça, tu baises ma fille devant les caméras ?

Question purement rhétorique : le bras sur sa gorge l’empêchait de toute façon de répondre. L’homme approcha son visage du visage angélique d’Ashton et souffla une haleine avinée sur son visage :

— Tu l’approches encore, je te la coupe.

De sa main libre, l’homme balança un grand coup de poing dans le ventre du Britannique, qui s’effondra au sol avec un gémissement de douleur.

— Les mecs comme toi, ça mérite pas d’vivre.

Il écrasa la main gauche d’Ashton d’un coup de talon, avant de lancer son pied dans l’entrejambe du jeune homme. Nouveau gémissement de douleur — il avait la douleur discrète, Ashton. Déjà, le Britannique s’attendait à voir un couteau sortir — il pouvait presque le sentir s’enfoncer dans sa gorge, avec un froid métallique. Par réflexe, il ferma les yeux, comme si dans le noir la mort allait être plus douce. Mais les pas s’éloignèrent dans la ruelle. Ashton rouvrit les yeux, la vue troublée et humide, tremblant, avec son tee-shirt déchiré, sa main ensanglantée, la douleur qui irradiait de son bas-ventre, de son ventre, de sa gorge — la rue était vide.

Il était seul.
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MessageSujet: Re: Les risques du métier (Sal)   Les risques du métier (Sal) EmptySam 20 Juil - 20:24

Sal, il ne sait pas trop comment il s’est retrouvé emporté jusqu’au marais, dans ce club bondé où les centaines de spots fixés au plafond lui filent des nausées presque épileptiques tant elles sont étourdissantes. Ce quartier, il ne le connait que de jour, et n’a jamais vraiment été amené à l'explorer passé minuit. Encore une expérience de Leho, qu’il suit de bon cœur qu’importe les destinations, qu’importe les conséquences ou la teneur de leurs actes. Là, les folles ont remplacés les fallafels, et il se sent quelque peu à l’étroit, comme écrasé face à tous ces regards qu’il croit capter en biais sans pour autant être tout à fait sûr de leur véritable cible. Lui ? Il n’y voit aucune raison et ne s’accommode que très peu dans cet environnement dont chaque composante abracadabrante indisposerait le plus innocent des passants. Il s’essaye à la danse mais préfère mille fois le fumoir à la piste. L’ivresse des mojitos consommés à la chaine tend à l’endormir plus qu’à le galvaniser, il ressent comme une soudaine lassitude et c’est sans la moindre culpabilité qu’il se décide finalement à abandonner son ami. Ce soir, il n’ira pas dormir chez lui. C’est peut-être une overdose qu’il fait là, comme toutes les dépendances auxquelles on s’accroche, le corps fini par en faire un rejet ostensible. Cependant, il ne croit pas. Il a juste besoin de rentrer chez lui, Sal. De prendre du recul, jusqu’à demain. Quand Leho viendra harceler son digicode aux aurores, l’haleine lourde et les vêtements imbibés par la sueur et la fumée.  Après ils pourront recommencer. Mais pas ce soir. C’est peut-être trop pour lui, ou trop pour son cœur. Il n’en sait rien, si ce n’est qu’il doit sortir d’ici au plus vite.

Dans la rue il s’autorise à vomir un peu, entre deux poubelles, discrètement même si ça lui déchire les tripes et qu’il voudrait râler à bon entendeur. La nuit est fraiche quoiqu’un peu lourde, la pluie est tombée toute la sainte journée et il s’en ressent que sa chemise blanche reste collée contre sa peau malgré le vent qui vient souffler sur ses reins et le ciel, étoilé. Il n’a pas envie de prendre le noctilien, alors il enfonce ses mains au fond des poches de son jean et s’avance le nez dressé vers les cieux sans regarder où il marche. Peut-être que quand il aura mal aux pieds, il s’autorisera à prendre un velib. D’ailleurs, mieux vaut prévenir que guérir, il croit se souvenir d’une station qui ne se trouve pas trop loin de là où il est actuellement. Aussi, il s’avance au gré de son sens de l’orientation unique et illogique, arpentant les rues, niant les œillades lubriques et quasi systématiques. Même s’il serait tenté de s’y attarder, Sal n’a plus envie de trainer nulle-part. Il veut juste rentrer, cette idée l’obsède tellement qu’il s’excuse à peine lorsque son épaule large et maladroite vient se cogner contre celle d’un autre homme, visiblement ivre et les yeux fous. L’américain ne s’en formalise qu’à peine, continuant sa route, jusqu’à ce qu’au loin dans la pénombre, il aperçoive un homme. Un homme à terre. Son instinct ne fait qu’un tour, il s’approche sans réfléchir et court presque à mesure qu’il commence à discerner avec plus de détails la détresse de l’inconnu.  A genoux près de lui, il se penche sur son visage pour soulever ses paupières de ses deux pouces. Visiblement, il est en vie, quoiqu’inconscient et souffreteux. « Vous m’entendez ? » Qu’il articule tout de même, le souffle court et une main posée contre sa joue. Son portable se fait soudainement gros dans sa poche pourtant étroite. D’un geste saccadé, il l’extirpe et compose le numéro du samu, inquiet. La dame au bout du fil est étrangement calme, lui commence à perdre patience, courant dans la rue pour vérifier l’adresse, décrivant l’état du jeune garçon dans un français mauvais et biscornu. Il se sent soudainement stupide et impuissant, alors dés que son interlocutrice lui annonce que les secours ne devraient pas tarder à arriver, Sal s’autorise à reprendre son souffle, un quart de seconde. Et doucement, il s’installe contre le mur aux côtés de l’inconnu pour qui il vient de balayer ces beaux projets de la nuit. Avec délicatesse, il le ramène entre ses deux jambes écartées, sa tête appuyée contre sa poitrine, ses doigts contre son front. Il commence à parler, il raconte des trucs incohérents que le pauvre mec n’entend sûrement pas. Et bientôt, ce sont les sirènes qui prennent le relais. « Vous montez ? » Il opine du chef avec vigueur. Plutôt mourir que d’aller prendre son velib en défaut de conscience.
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MessageSujet: Re: Les risques du métier (Sal)   Les risques du métier (Sal) EmptySam 20 Juil - 22:53

Quelle heure était-il ? Péniblement, Ashton tourna le poignet. Grimaça de douleur. Deux minutes. Deux minutes passées depuis qu’il était parti. Il pouvait se relever. Sans doute, en faisant un effort, il pouvait se relever. Il tenta de se soulever — une brûlure dans le ventre — il se laissa retomber lourdement sur le sol. Deux minutes, ça semblait une éternité, et il n’y avait personne dans la rue. Il était seul, tout seul. Comme toute sa vie, depuis des années, tout seul dans son lit, dans son appartement, dans le métro, au déjeuner, au dîner, dans la rue, il allait se vider de son sang, là, tout seul.

Est-ce que seulement il saignait ? Il ne savait pas trop. Il ne voyait pas très clair. Il avait l’impression de quelque chose d’humide. Sur ses joues. Ah, des larmes, sans doute. Il pleurait, un peu, il ne s’en était pas rendu compte, c’était ridicule. Lui, si dominateur, dans tous les films. Le regard d’acier. La froideur impassible. Maître de la situation. Pas très viril. Il venait de se faire tabasser. Tout ce qu’il voulait, c’était quelqu’un pour le prendre dans ses bras — comme quand il était petit — personne n’avait plus fait cela depuis des années, personne n’avait jamais voulu le protéger. Trop sale, sans doute, de le toucher.

Ashton ne se rendit pas compte qu’on s’approchait de lui et la voix de l’étranger, d’abord — elle paraissait sortie de l’appartement d’à côté. Mais il n’y avait personne dans l’appartement d’à côté. Aussi, parce qu’il n’était pas dans son appartement. Il se rappelait — un peu — confusément — le type dans la rue, le bon père de famille, les coups, il était dans la rue. Tous les muscles de son corps se crispèrent quand Sal, assis à côté de lui, l’attira dans ses bras. Comme un réflexe instinctif d’animal trop habitué à être chassé pour reconnaître une caresse affectueuse.

— No… please… I just… I…

Et une ou deux secondes plus tard, il se laissa aller, prostré tout contre Sal, et tremblant. Ce n’était pas tant la douleur — il en avait connu d’autres, des bagarres qui avaient tourné en sa défaveur, des scènes de films un peu trop musclées. Son corps, il avait la maîtrise dessus — parfaite maîtrise, jusqu’à ces réflexions charnelles que les hommes, ordinairement, ne contrôlaient pas. Mais dans cette ville étrangère, loin de son pays natal, loin de sa langue, son esprit avait reçu un coup de trop ce soir-là, une nouvelle déception et une nouvelle blessure.

C’était ça qui saignait.

— I’m so sorry… I didn’t want to, I just, it’s just, it’s the job, just a job, nothing else I can do, I can’t do, I’m just, I don’t know, anything else, I don’t…

La sirène de l’ambulance résonna dans la rue, le gyrophare jeta une lumière brutale sur les murs et à nouveau, dans les bras de Sal, Ashton se crispa. Les ambulanciers, péniblement, le soulevèrent pour l’installer sur le brancard et le jeune homme continuait à murmurer ses excuses incohérentes, dans un anglais tout britannique, sous le regard d’abord décontenancé des deux hommes. Puis l’un d’entre eux tapant contre la cloison du conducteur, le véhicule démarra, et il décréta :

— Il est en état de choc.

De toute évidence. En quelques secondes, Ashton fut sanglé à son brancard, pour l’éviter de se blesser un peu plus en gigotant. L’un des ambulanciers jeta un regard un peu soupçonneux à Sal.

— Qu’est-ce qu’il a pris ?

L’autre examina les pupilles du jeune homme.

— Il a l’air clean…

Ah, ce n’était pas souvent qu’on lui disait cela. D’ailleurs, le mot anglais sembla capta l’attention de l’esprit confus d’Ashton, qui rouvrit les yeux, agrippa la main de Sal qui se tenait trop près du brancard, et murmura :

— I can be that. Clean. You know. Given time…
— Bon, OK, poussez-vous, on va lui donner un sédatif.

Le premier infirmier repoussa un peu brusquement Sal contre la cloison de l’ambulance tandis que le second injectait un calmant au patient un peu récalcitrant. Cinq secondes plus tard, le corps d’Ashton se relâchait et son esprit sombrait dans une paisible inconscience.

Ashton cligna des yeux. Une fois, deux fois, cinq fois. Avant de les refermer presque aussitôt, parce que la lumière blanche du plafonnier l’aveuglait. Puis, lentement, il rouvrit les paupières, se redressa péniblement dans son lit… Ou il avait raté quelque chose, ou les oreillers de son appartement avaient soudainement doublé de volume et quelqu’un avait installé dans sa chambre un lit médicalisé. Et refait la peinture du plafond, aussi. Changé le mobilier. Il fallut une bonne minute au Britannique pour comprendre qu’il était dans une chambre d’hôpital.

Il se redressa tant bien que mal dans le lit. Un bandage entouré la main qu’on lui avait écrasée. Mais son ventre lui faisait toujours mal. Il releva un bras, pour observer l’espèce de blouse immonde qu’on lui avait revêtue, avant de chercher du regard ses habits, pour trouver, à leur place, un inconnu. Un inconnu qui dormait sur une chaise, à côté de son lit. Bon, Ashton n’était pas très doué avec les visages, il voulait bien l’admettre, mais ce type-là, il était presque sûr de ne l’avoir jamais vu. Et comme il ne se souvenait pas vraiment de grand-chose après son passage à tabac, tout cela était un peu confus.

Sans trop savoir que faire, le Britannique se racla la gorge, dans l’espoir de réveiller son veilleur, avant de lancer, d’une voix beaucoup plus rauque qu’il ne s’y était attendu :

— Euh… Monsieur… ?

Il essaya de se pencher pour le pousser du bout des doigts, mais une vive douleur dans son ventre l’en dissuada bien vite.

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