Ce jour-là, j’avais miraculeusement fini en larmes. Il n’était nullement question de confiance ou de faiblesse mais je n’avais plus la force de maintenir cette carapace que j’avais méticuleusement construite au fils des années, des expériences. J’avais atteint le point de non-retour et je me savais chanceuse de ne pas avoir sombré dans la folie ou l’alcoolémie sévère. Seulement on ne se détache jamais complètement de sa nature et ma fierté reprit très rapidement le dessus, coupant court aux larmes et autres jérémiades. Après tout ce que j’avais vécu, je ne pouvais pas faiblir maintenant. Le pire était derrière moi… Du moins, je l’espérais.

Alors que j’étais sur le point de retourner sur le ring de mon semblant de vie, sa voix me stoppa.

« Je peux te poser une question, Ina ? Me demanda-t-il prudemment, presque timidement. »

Je me retournai, entre suspicion et surprise. J’avais appris à connaitre les gens d’un simple coup d’œil et je voyais très bien qu’il était presque excité à l’idée de me poser sa question, comme s’il allait détenir l’ultime pièce manquante d’un puzzle.

« Pourquoi moi ? »

Je ne savais que répondre. J’avais éprouvé le besoin de parler à quelqu’un, de me confier quitte à mettre sa vie et la mienne en péril. J’étais beaucoup trop à cran. Je savais pertinemment que je ne pourrai pas tenir mon passé à l’écart indéfiniment, et ça me foutait les boules parce que je n’avais jamais eu mon mot à dire vis-à-vis de ma propre vie. Si j’étais devenue l’horreur que je suis actuellement, ce n’était pas par choix. Ma mère m’avait abandonné à un père complètement fou, et ce dernier avait immédiatement fait de moi son fils prodige. J’ai passé le plus clair de mon temps à baigner dans une mare de sang et j’avais besoin d’autre chose maintenant. J’arrivais difficilement à refouler tous les coups encaissés, mes larmes, et toutes ces horreurs qui faisaient mon passé. La petite fille en moi ne rêvait que d’une chose : retrouver la paix. Mais bon, je savais très bien que je vivrais toujours avec cette peur au ventre, malgré tous les moyens que je me donnais pour qu’on m’oublie.

« Tu demanderas ça à ton Dieu au moment venu. Finissais-je par lâcher après un blanc. »

Mon père, ce héros.

Ma vie pourrait s’apparenter à un film hollywoodien. Un bon film d’action saupoudré d’espionnage. On secoue et on balance le tout à Moscou et vous obtiendrez le chaos.

Mon père est le cliché même du méchant russe. Robuste voire inhumain, le visage figé et l’attitude glaciale, il est ce que l’on appelle un homme d’honneur. Il a tout donné – et donne encore d’ailleurs – pour son travail, pour son pays. Communiste jusqu’à la moelle, son esprit est resté coincé en période de guerre froide.
Seulement il lui arrivait des fois où il avait ce besoin vital de lâcher du lest, de décompresser. Alors il buvait jusqu’à en perdre la raison, et c’est ma mère, ma Douce, qui encaissait les coups. Son mari s’était perdu dans les méandres d’une rivalité surannée entre deux pays, ne prenant même plus la peine de la protéger. Lassée de ce macabre quotidien, elle finit par partir vivre sa vie avec un homme charmant, emmenant ses enfants qui étaient si chers à ses yeux… me laissant là, avec ce monstre qui me servait de père.
Je me suis souvent demandée ce que j’avais fait pour mériter cela. J’étais très loin d’être une enfant insupportable. J’étais on ne peut plus calme, douce, bien élevée… Je ne comprenais pas ce que j’avais pu lui faire pour qu’elle m’abandonne avec cet homme qui l’avait détruite. Pensait-elle qu’elle devait laisser un lot de consolation à son mari pour son départ ? Pensait-elle que j’allais sortir indemne malgré la vie que mon père m’offrait ?

Il fallut attendre mes dix ans pour que ces questions disparaissent définitivement de mon esprit. C’était le jour de mon anniversaire et je peux affirmer ce que c’est à partir de ce jour que je suis morte en devenant le pantin de mon père. Tout à commencer par le moment où il m’offrit un 9 mm avec grande fierté. J’étais complètement désarmée face à ça, d’autant plus qu’il me tenait un drôle de discours. Apparemment, j’étais devenue une femme malgré mon absence de poitrine et je devais assurer sa relève parce que la bataille avec les américains ne faisait que commencer selon lui.

Au revoir Barbie. Salut Magnum.

Ni une, ni deux, j’étais dans une voiture en direction du QG situé à Bol'shiye Vyazëmy, non loin de Moscou. La route me paraissait interminable. Mes yeux d’enfants scrutaient une dernière fois la vie avant de vivre ce je-ne-sais-quoi dont j’avais très peur. Je me souviens être arrivée devant un grand château – même que je m’étais dit que peut-être j’allais vivre comme une princesse, une vraie. Bon, j’ai très (très) vite déchanté.

Après une brève présentation du staff, mon père me donna une petite tape sur l’épaule, fier d’envoyer sa fille à la mort, et je fis emmener dans un endroit à part du château, beaucoup moins glamour. Une bonne cinquantaine d’adolescents bien plus âgés que moi se trouvait là, dans cette cabane en bois dépourvue de fenêtre. La plupart des gosses étaient silencieux, angoissés voire terrifiés. Je me suis mise à pleurer comme l’enfant que j’étais et un garçon m’a violemment giflé avant de me ruer de coup et de me hurler dessus. Je devais fermer ma gueule auquel cas il se ferait un plaisir de me donner une raison de pleurer. Joyeuse mise en jambes, n’est-ce pas ?
C’est alors qu’un jeune homme entra et commença à nous hurler dessus, n’arrêtant pas de dire que nous étions l’avenir de la Russie et que nous devions mener notre mission à bien : redorer le blason de notre pays.

Le réel enfer commença à cet instant. La règle était « marche ou crève », c’est-à-dire que pour chaque chose élémentaire de la vie, nous devions nous battre comme des animaux. Les repas n’étaient réservés qu’aux plus réactifs d’entre nous, pareil pour aller aux toilettes ou pour prendre une douche. La pièce où nous vivions avait très vite pris des airs de porcherie. Les diverses odeurs d’excréments ou d’urine rendait l’endroit invivable. La vie était devenue un combat et je me suis très rapidement aperçue que sans alliance, je n’y survivrais pas. De nombreux camarades n’ont pas survécu à tout ça et nous nous demandions tous quand est-ce que ce calvaire s’achèverait.

Be the best, fuck the rest.

Les années s’écoulèrent à grande vitesse, et je fis partie des agents les plus prometteurs de ma promo, au grand bonheur de mon père qui n’arrêtait pas de me présenter comme la digne héritière à qui voulait bien l’entendre ! J’ai enchainé de nombreuses missions, j’ai tué énormément de personnes dont je ne connaissais même pas l’identité. J’avais arrêté de réfléchir, sauf en cas de gros danger. Je n’hésitais pas une seconde à écraser mon prochain pour arriver à mes fins. J’étais très crainte, très enviée. Je devins rapidement la fille à abattre.

Des tensions au sein du groupe firent leur apparition. La politique de mon père n’était plus tellement appréciée. Se créa alors une opposition qui était bien décidée à reprendre les rênes de l’organisions et ce, par tous les moyens. Et c’est là que tout partit en cacahuète - et où j’eus l’envie de tout plaquer.

La guerre fut lancée un soir d’été. Des tirs retentirent dans tout le bâtiment, des hommes hurlèrent à la bataille. Il y eut pas mal de tête tranchées… Quant à moi, j’ai préféré prendre la tangente et me faire passer pour morte pour changer de vie. J’en avais plus qu’assez de jouer aux agents secrets, tout ce que je voulais, c’était une vie normale. Je ne voulais pas mourir à 25 ans à cause d’une histoire douteuse. Je refusais de céder à cette folie héritée de mon père. Je rêvais d’un mari, d’enfants, d’une petite maison et basta.

Welcome to Paris !

Si si, j’avais tout planifié et depuis un moment d’ailleurs ! En fait, j’avais fait en sorte de mettre de l’huile sur le feu pour mettre la zizanie dans la Secte – oui, pour moi, ce n’est rien de plus qu’une secte – pour pouvoir prendre la poudre d’escampette.
Ca faisait des mois que je m’étais créé une autre vie, une autre identité, d’autres objectifs bien plus raisonnables et intéressants. Je ne cache pas avoir eu peur lorsque j’ai quitté ma Russie natale pour la douce France, mais je savais pertinemment que j’obtiendrais ce que je voulais tant ! Alors je n’ai pas lésiné sur les moyens : j’avais ouvert un compte en Suisse dans lequel j’épargnais les trois quarts de mes divers salaires que j’avais pu toucher au cours de ma courte carrière – autant dire que ça fait un paquet de pognons, je m’étais achetée un appartement à Paris que j’avais même pris le temps de meublé ! Bref, je n’étais pas assez stupide pour partir sans rien.

Cela fait à présent quatre ans que je vis à Paris, j’ai même obtenue ma naturalisation ! Je suis actuellement en plein dans mes études et, même si je me sens souvent à côté de tout et tout le monde, je ne regrette pas mon ancienne vie. Mais j’ai très peur que mon passé me rattrape…