« Tu sais ce que c'est ? » Mon père me lance un regard en biais, étrange, que je n'arrive pas à interpréter. Je secoue vivement la tête et hausse une épaule, toute en l'interrogeant du regard des fois qu'il voudrait me révéler les informations que j'attends avec une certaine impatience non camouflée. « Les clés d'une pièce, dans la dépendance du jardin. Une pièce que tes soeurs et toi, vous allez beaucoup aimer ». Il m'assène un sourire complice en me tendant le trousseau que j'attrape d'une main ferme, un air admiratif collé au visage. Je ne comprends pas quelle occasion spéciale justifie que Papa nous offre, à tous les trois, une quelconque surprise, mais je ne serai sûrement pas le premier à m'en plaindre, bien au contraire. J'esquisse un geste vers la porte d'entrée de la maison mais il attrape mon bras et secoue vivement la tête, un franc sourire amusé accroché aux lèvres. Je m'apprête à protester mais il ne m'en laisse pas l'occasion, se contentant plutôt de m'expliquer, coupant court au vent de frustration qui menace de me faire piquer une crise - ou pas, je ne pique jamais de crises. « Va d'abord chercher tes soeurs... » Il éclate de rire et je roule des yeux, chassant presque ma bétise d'un éclat de rire qui se joint à la bonne humeur que partage également ma mère. Je file dans les escaliers, montant les marches quatre à quatre pour aller chercher Agathe & Juliette à l'étage.

« Ou est Agathe ? » J’hausse une épaule en m’installant dans les gros poufs qui ornent notre pièce. C’est un peu comme le monde de Peter Pan, ici, sauf que c’est au fond de notre jardin. Papa porte un soin très particulier à changer la structure de l’endroit au fils des années qui passent, remplaçant les figurines et chevaux à bascules par des consoles vidéo, des ordinateurs, des coins aménagés pour nos petites fêtes. Capucine m’arrache un magazine des mains et se redresse pour le lire en hauteur. « Tu savais qu’un jour il faudrait qu’on déménage ? », me demande-t-elle, sur son ton habituel de Madame je sais tout mieux que tout le monde qui la rend insupportable aux yeux du plus grand nombre. « Pourquoi tu dis ça ? » Elle soupire et roule des yeux, pleine de dédain. Tout le monde me dit que Capucine me ressemble plus qu’Agathe, moi, je trouve ça vraiment insultant de le dire, voire même de le penser seulement. « Parce que quand on sera grands, faudra laisser Papa et Maman ici et acheter une maison ». Je soupire et hoche distraitement la tête. « Moi j’emmènerai la pièce avec moi », lance-t-elle en haussant une épaule, avisant la petite fenêtre qui laisse voir le jardin. Je roule des yeux et secoue vivement la tête. « N’importe quoi Capu, une pièce ça s’emmène pas ».

« Vous vous lèverez, à l’appel de votre prénom, et vous nous raconterez ce que vous voulez faire plus tard ». Je grimace et tourne la tête pour observer l’étendue de ma nouvelle classe. Je déteste faire ça, me présenter devant tout le monde. Souvent, les gens veulent devenir astronautes, médecins, pompiers, avocats, toutes ces choses qui impressionnent les filles et déclenchent des mouvements dans la classe, l’approbation de tous, l’engouement général. Mais pas moi. « Léandre Veyrier ». Evidemment, j’ai rêvé une bonne partie des présentations, et le fait que je sois parmi les derniers de la liste et que malgré tout je n’ai absolument rien entendu le prouve à merveilles. Je me lève, sens mes joues rougirent déjà. « Je m’appelle Léandre, j’ai 16 ans, et plus tard, je veux être professeur et travailler dans un musée ». Mon voisin de droite s’esclaffe un instant, mais la prof lui jette un regard réprobateur qui impose le silence. « Parce que j’aime l’art et j’aime raconter les choses aux gens pour qu’ils les comprennent ». Je souris et me rassois, le silence habite la classe quelques instants de plus et se fane finalement dans l’explication de l’élève suivant.

« Tu es sûr que tu veux y aller ? » Je ris et embrasse ma mère pour la douzième fois depuis que nous sommes arrivés à l’aéroport. Agathe tient mon bras et Capucine sautille partout, visiblement emballée à l’idée de me mettre dans un avion. Capucine et moi n’avons que quelques mois d’écart, alors qu’Agathe, l’ainée, est plus vieille que moi de trois ans. J’attrape ma sacoche et regarde la douane que je dois passer sans eux. Mon père me prend dans ses bras, étonnamment ému par le fait que je m’en aille. Ma mère pleure, évidemment, mais mes sœurs prennent ses mains pour lui apporter leur soutien. Je souris un peu, embrasse tout le monde, et m’éloigne. Au loin, ma mère me jette ses dernières recommandations : « trouve toi un téléphone rapidement ! Et n’oublie pas de nous prévenir quand tu es arrivé ! Et s’il y a quoi que ce soit avec la fac demande de l’aide ! Et bien sûr tu peux rentrer quand tu veux, Grans payera ! On se voit à Noël de toute façon ! » J’éclate de rire et lui envoie un baiser de la main droite, posant mon sac et mon manteau sur le tapis roulant sans me départir de mon sourire. Dans quelques jours, je débuterai ma licence à la faculté de Londres, en arts appliqués et histoire de l’art. Il me tarde de changer de vie et de retourner à la langue natale maternelle.

« Assieds-toi, Léandre… » Ma grand-mère me regarde, les yeux brillants, et me montre la chaise de la cuisine. Je plisse le front et sens mon cœur battre le rythme de l’inquiétude qui s’insinue dans mes veines, impossible à réfréner. « Qu’est-ce que… » Mon grand-père arrive à son tour dans la petite pièce, les yeux rouges et une valise à la main, un téléphone dans l’autre. « Il est arrivé quelque chose à Paris ». Je me redresse et mon cœur accélère encore sa course dans ma cage thoracique. « Qu… » Le français me revient presque naturellement, comme dans les cas de stress ou d’angoisse. « Listen, nous allons prendre un avion que ton grand père a faire venir pour rentrer à Paris dès ce soir ». Je plisse le front et secoue la tête, je ne comprends pas. « Ton père emmenait Agathe à sa compétition de danse, dans le sud de la France, et il y a eu un accident ». Un accident ? Agathe ? Mon père ? De quoi elle parle, je les ai eu au téléphone tous les deux ce matin. « Léandre, ils sont tous les deux morts sur le coup… » Je m’accroche à l’accoudoir de ma chaise, incapable de comprendre ce qu’elle me dit. Je fronce les sourcils, l’interroge du regard, et quand les larmes bordent de nouveau ses yeux et s’écoulent le long de sa joue, je comprends que j’ai bien entendu. La dernière chose que j’entends est le hurlement que je pousse moi-même, sans m’en rendre compte.

« Bravo, mon chéri ». Ma mère m’embrasse et me sourit avec une tendresse emprunte de chagrin, comme toutes ses émotions depuis deux ans. Depuis que je suis rentré ici, à Paris, je suis resté avec elle entre les murs de la maison devenue trop grande. Capucine erre comme elle peut dans une vie qui frôle la dépravation irrationnelle, pourtant je crois que c’est la seule ici qui est réellement forte. Souvent, elle débarque dans ma chambre et se planque sous mes draps comme une gamine qu’elle est sans doute restée un peu. Mon rôle d’ainé était déstabilisant, avant, et puis j’ai fini par m’y faire, par la laisser venir, entrer sans frapper, me faire la conversation pendant des heures sur la pluie, le beau temps, ses conquêtes, ses angoisses, le désintérêt total qu’elle éprouve pour ses études, le regard des hommes, le regard des autres. On ne parle jamais du fond du problème, des fantômes qui hantent la maison, de Maman sous anti dépresseurs mais qui refuse de nous le dire, du fait qu’on aura sans doute jamais la force de quitter la maison de peur de la tuer, de la dépendance qui est fermée à clés, d’Agathe qui ne dansera plus, de Papa et de ses avions en papier, du chagrin qu’on éprouve et des regrets qui nous habitent. Je me sens plus coincé que jamais, plus petit, plus insignifiant. Je souris à ma mère et pose ma main sur son épaule. « Merci Maman ». Aujourd’hui je suis diplômé, et personne n’a vraiment envie de fêter ça.

« J’arrive pas à croire qu’on se retrouve tous les deux dans un appartement aussi grand. J’espère que je viendrais pas à bout de tes nerfs ». Je ricane et secoue la tête. « Aucune chance ». Je soupire et fourre mes mains dans mes poches. Je suis ravi, plus que ravi même, d’avoir enfin quitté l’énorme demeure familiale, même si déménager et liquider les meubles a été une épreuve difficile. Maman est allée vivre en Angleterre, et je pense que retourner auprès de ses parents est la meilleure chose qui peut lui arriver pour le moment. Je n’y ai pas remis les pieds depuis que j’ai appris l’accident, et je ne pense pas être prêt à le faire. Capucine glisse un bras autour de mes épaules et inspire. « A nous la belle vie ». Son rire retentit dans les pièces de cet appartement bien trop grand qu’on va habiter désormais, et je me laisse tomber dans un canapé tout neuf pendant qu’elle fait le tour du propriétaire.

« Je suis le professeur Léandre Veyrier, et je serai votre professeur tout au long de l'année, pour les deux TD d'histoire de l'art antique et en art moderne ». J'écris mon prénom, mon nom, et mon adresse e-mail sur le tableau noir et joins mes mains en souriant. « J'ai une licence en histoire de l'art et arts modernes de la faculté de Londres, et un master de recherches dans les mêmes domaines de cette université. Je travaille au Louvre comme conservateur et je continue mon travail de recherches quand il me reste du temps. En dehors de ça, je suis entièrement disponible pour ces cours que je suis vraiment ravi d'assurer. »