Deux ans plus tôt ♦

- Tu comptes faire quoi, avec ton bac L décroché à l’arrache et ta licence inutile, là ? Tu crois vraiment que je vais m’amuser à t’entretenir jusqu’à la fin des temps ? Il n’y a pas de place pour les feinéants dans cette maison, Eidan, tu m’entends ?

Le silence troublé par le tintement des couverts s’écrasa soudain sur la salle à manger, semblant assombrir et glacer chaque angle de cette baraque qu’il n’avait jamais su appeler maison, simplement parce qu’il ne s’y sentait pas bien.

- Non mais je rêve, Histoire de l’Art, comme si ça allait te mener quelque part. Tu vas aller bosser dans un musée ? Avec tes tatouages et ta gueule de petit con ? T’as gâché ta vie, Eidan, tu n’es qu’une honte… tu vois l’exemple que tu montres à Alice ?
- Ne mêle pas Alice à ça…

Il était vaguement ivre, comme toujours. Il était ivre parce qu’il ne pouvait pas supporter son père autrement, parce qu’il avait besoin de ça pour savoir encaisser les remarques, les attaques, parce qu’il ne pouvait pas se tenir tranquille face à son géniteur sans un bon litre de vin hors de prix dans le système. A l’autre bout de la table, sa mère, impuissante et silencieuse, fixait son assiette. Parce qu’elle n’avait jamais su réagir, pace qu’elle n’avait jamais su l’aimer, elle se tenait là sans mot dire, préférant ne pas contrarier d’avantage son mari, héritier d’une petite fortune qui lui était monté à la tête et le poussait à agir comme le dernier des abrutis. A moins que cela ait été son comportement normal, à moins que cet homme austère qu’Eidan avait toujours eu du mal à appeler ‘Papa’ n’ait été qu’un sale type, purement et simplement.

Il n’y avait qu’Alice, qui en valait la peine. Douce petite chose, du haut de ses seize ans, petite fille qu’il avait voulu protéger, de son mieux. Avec sa naïveté et son nom d’histoire pour enfant, elle était la seule chose qui, encore aujourd’hui, le poussait à rester calme. Ses mains étaient crispées, pourtant, tout comme sa mâchoire était serrée, serrée à s’en péter les dents, à s’en faire mal. Il avait un couteau entre les phalanges, il aurait pu en terminer, il aurait pu le faire taire… mais non, pas devant Alice. Il était lâche, il était faible, il n’était rien et ce bourreau, patriarche assit en bout de table, avait raison.

- Pardon ? Je ne t’ai pas entendu, les loques ne parlent pas assez fort !

Provocation, toujours.

- Ne mêle pas Alice à ça…

Un rictus et puis un rire. De quoi le rendre fou de colère. Encore, pourtant, il contenait sa rage, sa hargne, il ne montrait rien, parce que c’eut été trop simple que de le laisser gagner de la sorte.

- Tu me donnes des ordres, Eidan, c’est ça ? Tu te penses investis d’une mission divine ? Tu veux protéger ta sœur ? Alors ne revient jamais ici, elle n’a pas besoin de toi dans sa vie. Non mais tu t’es vu ? Maigre comme un clou, sans boulot, avec des études de merde, tout ça parce que Papa paie. Tu fais quoi de tes journées, hein ? Rien, tu pionces, parce que tout ce que tu sais faire, c’est te foutre en l’air et déconner. T’es irresponsable, en plus d’être con. Combien de temps avant de te voir débarquer pour de l’argent, parce que t’auras foutue une pute sortie d’un squatte enceinte ? Hein ? Dis-moi, Eidan, combien de temps avant que ton numéro de petit rebelle me coute ma réputation ? Tu comptes détruire nos vies quand la tienne sera ruinée par une connerie du genre SIDA ou que sais-je encore ? Tu n’veux pas mêler Alice à tout ça, alors dégage, sors de chez moi, débrouille toi… Elle vivra mieux sans toi et tu le sais très bien.

Il avait fermé les yeux pour encaisser. Il n’avait pas moufté, pas bougé. Doucement, il tira sur la serviette qui recouvrait ses genoux, posant sans violence le tissu sur la table et se levant, comme pour obéir aux ordres. C’était facile, simple, cet homme n’était qu’un étranger. Elevé par des nourrices, Eidan n’avait aucune complicité avec sa mère et ce géniteur qui venait de l’insulter avait été trop absent pour être qualifié de père. C’était simple, c’était… Il se redressa et l’instant d’après, il écrasa son poing dans le visage du Juge Martin, sentant les os de son nez se fendre sous l’attaque.

- TA GUEULE, PUTAIN. Ta gueule...

C’était salvateur, il avait attendu des années pour ça. Du haut de ses vingt et un ans, Eidan venait de reprendre un peu sa dignité. Perdant tout le reste au passage.

Brutalement, son père se leva, hurlant de colère et de douleur, voulant partir après ce petit con qu’il avait engendré. Sur un regard à sa sœur, sa douce petite sœur, tendre Malice comme il avait longtemps pu le dire, il s’était approché de la porte, pressant ses pas, finissant par courir et par monter les marches quatre à quatre. Il ne vivait déjà plus ici, plus vraiment, même si c’était sa chambre dans laquelle il entra en frappant dans la porte. Il attrapa un sac, des fringues, des CD, une guitare… et se la fit arracher des mains. L’instrument vola contre le mur et l’instant d’après, il se retrouva à genoux, sa tête écrasée contre le cadre du lit.

- J’veux plus jamais entendre parler de toi, tu m’entends ? J’veux plus te voir ici, j’veux plus entendre ton nom ou ta voix. J’ai tout fait pour toi, j’me suis tué à la tâche pour toi et c’est comme ça que tu me remercies ?

Le sang qui coulait du nez de son géniteur glissait à présent contre sa tempe, chaud, métallique, immonde. Il était faible, coincé, sa petite rébellion allait lui coûter cher. C’était le prix de sa liberté.

- Si tu t’approches d’Alice, je te fais arrêter, alors réfléchis bien avant d’envisager de la rejoindre à la sortie du lycée…

Un coup dans ses côtes le fit hoqueter mais la douleur ne vint pas de là, plus de la menace. Perdre Alice, perdre la seule personne à compter… Son père recula et quelques instants plus tard, Eidan se redressa, le regard mauvais, meurtrier. Et puis il se remit en mouvement, attrapant d’autres fringues, des affaires, quelques carnets, son portable. Il jeta un regard à sa guitare détruite, soufflant, puis ferma son sac avant de le jeter sur son épaule. Brusque, bousculant le seul témoin à cette fuite, il quitta la pièce et dévala les escaliers avant de s’engouffrer dans les rues de Paris, désertant cet hôtel particulier, théâtre d’une morne enfance, d’une identité étouffée.





Dix huit mois plus tôt ♦

- Comment tu vas ? Tu dors où ? T’as arrêté la fac ? T’as maigrit, tu manges au moins ? Eidan, t’as pas l’air bien…

Il la plaqua entre ses bras, brusque, possessif, farouche. Alice ne lui arrivait même pas aux épaules, tout petit bout de femme qui lui posait beaucoup trop de questions.

- Ça va, t’inquiète, je squatte chez Atticus pour le moment, le temps de gagner assez pour me trouver une colocation…

Il avait défié la règle, mais voilà, six mois sans la voir, c’était assez pour le rendre fou. Il avait appelé le lycée, prétendant être son père à la secrétaire de l’accueil et la faisant sortir, histoire de l’avoir pour lui une petite heure, histoire de lui parler, de la rassurer. Elle avait grandi, elle avait changé, petite Alice approchant de ses dix-sept ans. Il sera plus fort pour la rassurer. Non, il n’avait pas l’air bien, il se débrouillait pour s’en sortir et les choses étaient plus difficiles que prévues. Il ne se plaignait pas, pourtant, parce qu’il avait conscience de ne pas être le plus en galère dans cette ville de lumière et d’artifice. Enchainant les petits boulots, il avait bien comprit que ce qui payerait le plus serait de vendre du rêve chimique aux merdeux de son ancien monde, à ceux qui rêvaient d’ailleurs mais n’osaient pas bouger de là.

- T’as un copine ? Tu reviens me voir quand ? J’peux m’barrer aussi, venir avec toi ?
- Whow, minute papillon. Non, pas vraiment. Bientôt, toutes les semaines si tu veux. Et non, profite, reste tranquille, laisse le penser qu’il régit ta vie, tu seras libre bien assez tôt, pas besoin de te saboter pour lui.

Il força un sourire, la lâchant un peu pour pouvoir la regarder dans les yeux. Sa toute petite sœur, son trésor. Il alla lui plaquer un baiser sur le front avant de chuchoter :

- Allez viens, on va se poser dans un café et tu m’racontes à qui je dois aller péter les dents…

Et sans plus de cérémonie, il passa son bras autours des épaules frêles de la gamine, l’entrainant dans les rues qu’il commençait à bien connaître.

▲Eidan est aujourd'hui Barman et dealer. Il a atterrit sans trop savoir comment dans une colocation et c'est là que sa route à croisé celle d'Hortense. Ils ne sont pas ensemble, mais il dort mal quand ce n'est pas contre elle. Trop souvent, donc. Cette fille, il l'aime sans savoir ce que ça veut dire ou ce à quoi ça peut ressembler, sans l'avouer, sans savoir le montrer autrement qu'en jouant au con, qu'en en faisant pleurer d'autres. Cette fille, c'est son pire défaut et sa plus grande faiblesse, surtout, parce qu'elle remet trop de chose en question, parce qu'il ne veut pas être comme ça, parce qu'elle son coeur est pire que le sien et qu'ils foncent forcément dans le mur... Il voit sa soeur une fois par semaine, elle a à présent dix-huit ans, elle vient de passer son bac et est entrée en école de droit. Il envisage de retourner en cours mais pas tout de suite. Il a 23 ans et trouve son compte dans les fins de mois difficile et la vie à l'arrache. Il aime les bagarres et il jure aussi souvent qu'il fume, c'est à dire bien trop régulièrement... HE WAS BORN TO DIE ▲