Vendredi matin, six heures trente : l'hôpital Beckler était presque endormi. Normalement, les visites dans le service pédiatrique n'étaient pas autorisées avant deux bonnes heures, mais Noko avait pu se glisser jusqu'à la chambre que son petit frère occupait avec un autre garçon de son âge : depuis le temps, Noko avait eu le temps de faire connaissance avec le personnel hospitalier et la plupart des infirmières comprenaient parfaitement sa situation et ses horaires de travail. Elle avait rapidement découvert l'autre profondément endormi et, comme d'habitude, avait doucement tiré le rideau entourant le lit de son frère pour le découvrir assis, tout sourire, sur son lit. La brune ne résista pas : son visage s'éclaira d'un large sourire et elle posa son grand sac de sport au pied au lit pour enlacer Hiroshi et poser un baiser au sommet de son crâne. Elle se sentait terriblement mal pour son frère, atteint du syndrome de Barth depuis sa plus tendre enfance, c'était constant, mais celui-ci ne semblait pas vraiment réaliser le malheur dans lequel il était embourbé alors... alors elle se taisait, et elle lui cédait tout, parce qu'elle l'aimait, qu'il était son frère & que c'était tout ce qui comptait. « Alors, t'as réussi ? » s'exclama-t-il un peu trop fort avant de grimacer en entendant son compagnon de chambre remuer dans son lit. Sans se départir de son sourire, Noko rapprocha le sac de son frère et l'ouvrit doucement, y glissant ses fines mains pour en sortir un lapin d'un blanc immaculé. « Oh ! » ne put que dire le petit garçon, émerveillé. « Oh, je peux le garder dis ? » reprit-il en caressant son pelage d'une douceur enivrante. « Je n'ai même pas le droit de le sortir de sa cage, ou de l'amener ici, et tu sais très bien que les animaux sont pas autorisés ici. C'est juste pour maintenant... » Aussi conciliant que sa soeur, le petit garçon grimaça mais rendit les armes. « Hm hm, c'est déjà ça... » Sa soeur lui adressa un clin d'oeil et enchaîna aussitôt sur les nouvelles du jour, lui racontant comment elle avait dû recevoir une tortue blessée au milieu de la nuit et lui assurant à raison que ses parents viendraient lui rendre visite dans la journée. Depuis le temps, l'hôpital était devenu un lieu de rendez-vous et plusieurs fois par jour, ses parents et elle alternaient pour divertir Hiroshi ou tout simplement prendre de ses nouvelles. Au début, bien sûr, tout n'avait pas été facile : d'abord, la famille Takeda avait dû quitter le Japon & leur Asie natale pour la banlieue parisienne pour permettre à Hiroshi d'être traité par les meilleurs spécialistes. Il avait fallu apprendre une nouvelle langue, trouver un nouveau travail, s'intégrer à un nouveau système scolaire & être toujours en mesure de payer les factures de l'hôpital. Pour Noko, ça avait été un véritable challenge : le système scolaire français n'avait rien à voir avec ce qu'elle avait connu jusqu'à présent, & elle avait en plus de ça laissé son meilleur ami, Akira, derrière elle. Le mal du pays l'avait longtemps guettée, mais elle ne s'était pas plainte une seule fois jusqu'à ce qu'elle s'acclimate & se fasse enfin de nouveaux amis : pour Hiroshi, jamais elle ne rechignerait à quoique ce soit. Après presque une heure dans la chambre du petit garçon, Noko remit le lapin dans son sac et caressa les cheveux doux de son frère avant de le quitter, lui promettant de venir le voir le lendemain après sa garde à la clinique vétérinaire, soit approximativement à la même heure.

En se pressant, la chino-japonaise avait eu le temps de prendre le premier métro pour son appartement, de s'y glisser et de s'affaler sur son lit... pour entendre presque immédiatement son réveil s'enclencher sur une radio musicale. La brune soupira bruyamment &, après s'être accordée un court instant de répit, se leva & attrapa quelques affaires dans son placard avant de filer sous la douche. Lorsqu'elle en sortit, elle retrouva ses colocataires dans la cuisine, et les remercia pour le café qu'ils avaient préparé. Noko avait du mal à croire qu'elle avait réussi à trouver une aussi belle proposition, et elle avait l'avantage de bien s'entendre avec ses colocs, et même si parfois ils pétaient des crises à cause de la musique de la jeune femme, ce n'était jamais rien de sérieux & la plupart du temps, ils finissaient par rester pour l'écouter un peu. Elle serait d'ailleurs bien restée pour discuter, mais un regard à l'horloge murale lui indiqua qu'elle était déjà en retard : direction la fac, où elle allait entamer une nouvelle journée bien chargée. A ne pas s'y méprendre, Noko adorait ses études ! Elle avait toujours aimé les animaux, & devenir vétérinaire était un rêve de petite fille. Les notions qu'elle apprenait étaient faciles pour elle, et son assiduité naturelle la rendait favorite de presque tous ses professeurs. Seulement... Seulement, depuis quelques semaines, la jeune femme se posait des questions. Et pour l'une des premières fois dans toute sa vie d'étudiante, Noko se perdit dans ses pensées en cours & ne fut pas attentive.

Trois semaines plus tôt, un homme était venu l'alpaguer à la sortie d'un "concert". Noko avait pris l'habitude de chanter ici & là, là où on voudrait bien l'écouter, pour arrondir ses fins de mois : si ses parents n'étaient pas particulièrement pauvres, toutes leurs ressources allaient à Hiroshi & si Noko voulait s'offrir quelque chose, elle ne pouvait compter que sur elle-même. En plus d'être réceptionniste de nuit à la clinique, elle servait des cafés depuis plus d'un an, plus jeune, elle avait travaillé dans la pharmacie de son père. La musique était une vraie passion pour elle, de même que l'écriture de nouvelles chansons & la découverte de nouvelles mélodies. Elle chantait pour le plaisir, écrivait pour se décharger de ce qui la contrariait ou pour insister sur quelque chose qui lui faisait particulièrement plaisir. Elle n'avait jamais pensé à en tirer une quelconque gloire, mais l'homme qui lui avait proposé de lui faire enregistrer quelque chose semblait croire, pour sa part, qu'elle pouvait avoir un grand succès. Pas convaincu, Noko l'avait tout de même rappelé & il fallait avouer que sa proposition était séduisante : mais qu'en était-il de ses études, de ses parents, de Hiroshi ? Et si son soit-disant succès assuré n'en était pas un, & qu'elle se retrouvait complètement sur la paille ? Avec une situation aussi précaire que celle dans laquelle la majorité des étudiants étaient, pouvait-elle se permettre une telle folie, elle qui comme ses parents n'avait toujours juré que par les études ? Et son rêve de devenir vétérinaire, serait-elle capable de le sacrifier pour la musique ? Tant de questions auxquelles elle n'arrivait pas à répondre & qui pourtant l'obsédaient sans cesse depuis la dernière fois qu'elle avait vu son découvreur de talents.

Dispensée des cours de l'après-midi, Noko marchait d'un pas parisien pressé en direction du Starbucks où elle travaillait depuis plus d'un an : enfilant son tablier avec rapidité, elle se mit au travail avec un grand sourire collé sur les lèvres. Ca, c'était Noko : serviable, souriante, et très avenante avec les autres. Lorsqu'on apprenait à la connaître, elle se montrait également sensible, rêveuse, mais aussi d'une grande force morale & d'un optimisme épatant. Et dans ces temps difficiles, elle en avait tellement besoin ! Elle adorait d'ailleurs son travail au café, avait ses clients réguliers à qui elle ne manquait pas d'écrire un petit mot ou à qui elle faisait un petit dessin, et rencontrant toujours de nouvelles personnes. « Ca fait un moment qu'on voit plus ton copain, Noko. » lui chuchota l'un des garçons avec qui elle travaillait. Noko haussa les épaules. « Il est reparti au Japon, et c'est plus mon petit-ami. » répondit-elle simplement sans être agressive ou même désagréable, mais peu désireuse de s'étaler sur le sujet. Akira, le meilleur ami qu'elle avait laissé à Osaka lorsqu'elle avait onze ans, était venu à Paris quelques mois plus tôt : à l'euphorie des retrouvailles & le bonheur du jeune couple avait succédé la dure réalité. A Osaka, Akira n'avait pas fréquenté les meilleures personnes & les meilleurs endroits, & il se retrouvait sur la paille & accro à la poudre. Malgré les efforts de Noko pour l'aider, Akira ne semblait pas vouloir en sortir : à regrets, elle lui avait demandé de quitter la chambre qu'ils partageaient & s'en était suivi une violente dispute. Akira était parti, pour le plus grand plaisir de ses coloc' qui n'en pouvaient plus, mais au désespoir de Noko qui avait quand même beaucoup de mal à digérer d'être incapable d'aider son ami d'enfance. Ses relations amoureuses n'étaient jamais allées bien loin, et celle-ci était de loin la plus chaotique, même si elle avait été courte.

Et la spirale recommençait : avec ses emplois, la musique, Hiroshi, Noko n'avait pas vraiment le temps de penser à tout ce qui ne clochait pas & finalement, ce n'était pas plus mal. En se rendant à la clinique, une fois le soleil couché - pas de musique ce soir -, Noko était toujours aussi souriante. Son sourire, c'était presque sa marque de fabrique, elle était la première à motiver les troupes ou à réconforter celui qu'elle verrait en avoir besoin. C'était tout simplement dans son caractère, et à vrai dire, il n'était pas rare qu'elle l'utilise sur elle-même. Les jours allaient s'enchaîner, sa monotonie continuer, sauf qu'un nouveau facteur entrait dans la course : si elle continuait d'hésiter pour la musique, l'opportunité risquait de lui passer sous le nez.

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