Depuis le départ de Léo et Lucas pour l'Angleterre, les jours avaient une saveur amère. Les voir passer sans rien faire, sans rien dire était difficile mais, sérieusement, qu'aurait-elle pu faire ? Hannah se sentait incapable d'expliquer calmement que son frère jumeau, pour le bien de son couple et le bonheur, avait décidé de s'envoler pour Londres et de la laisser tomber, elle, comme une merde. Elle savait déjà qu'elle s'énerverait et qu'elle dirait des choses que, par la suite, elle regretterait. Avec sa veine, elle réussirait à se mettre Léo à dos alors qu'il se trouvait de l'autre côté de la Manche, loin, à des centaines de kilomètres. Alors non, mauvais, très mauvaise idée. Elle préférait encore faire l'autruche quelques temps tant qu'on ne l'obligeait pas à faire ou à dire quoi que ce soit. Ce n'était guère courageux mais le courage était devenu une denrée rare, chez Hannah. Elle ne sortait presque plus et comptait sur ses colocataires pour tout ce qui avait trait aux courses et au courrier. Il y avait fallu toute la persuasion de Dulcibella pour la sortir. Enfin. Non, pour être tout à fait exacte, elle l'avait foutue à la porte, lui avait pris ses clés et lui avait dit de ne revenir que lorsqu'elle aurait marché un peu. Marcher, pourquoi faire ? Pour y voir plus clair ? Elle y voyait très clair. Sa vie avait pris un tournant merdique et elle n'y était pas étrangère. C'était en partie sa faute. Et elle n'assumait pas. Toutefois, être au milieu de tout ce monde, voir des têtes qu'elle ne connaissait pas et qui ne la reconnaissait, cachée derrière ses lunettes de soleil qui lui mangeaient littéralement le visage, elle respirait un peu mieux. Être noyée dans une foule aidait manifestement à passer sur ses petits problèmes de culpabilité. Ça précipitait les chutes aussi, apparemment. « Mais merde ! » glapit-elle en manquant de s'étaler sur une paire de longues jambes tendues droit devant, indifférentes au remue ménage ambiant et à la cohue environnante. Encore un imbécile qui se fichait du monde et pensait que l'univers s'arrêtait de tourner lorsqu'il prenait un moment pour souffler. « Vous êtes con ou― » Elle se tut brusquement alors qu'il s'excusait, en reconnaissant la voix de l'imbécile en question. Vivement, elle leva la tête, ôta sa paire de solaire, écarquilla les yeux. Putain. Celes. Dans un sale état. « Merde » répéta-t-elle. Comme une constatation, cette fois. Comment pouvait-il aller si mal ― et il n'était pas nécessaire de sortir de l'ENA pour s'en apercevoir, mercibeaucoup ― alors qu'elle n'avait rien vu ? Bordel, où avait-elle été ces dernières semaines ? « Qu'est-ce que tu fiches là ? » murmura-t-elle, plantée devant lui, ses lunettes dans une main, les sourcils froncés. Est-ce qu'elle était inquiète ? Oui, elle était inquiète. Et furieuse. Après Léo et son départ pour l'avoir accaparée, après elle-même pour n'avoir pas été capable de voir que son propre cousin, dont pourtant elle était proche, se portait mal. Welcome to Earth, Hannah. En fait, c'était elle aussi, c'était surtout elle, la fille qui étendait ses jambes dans le passage.

j'me suis permise de répondre.. comme on avait jamais eu d'sujet familial et là, bah, c'est l'occasion qui a fait le larron --»

Celestin tenta manifestement d'afficher ce qui semble vouloir être un sourire, un stupide sourire mais qui a tout de la grimace contrite. La petite brune déglutit, constatant au même moment combien sa gorge s'était serrée soudain, combien elle était sèche. Combien elle était mal à l'aise de comprendre qu'elle s'était tant concentrée sur ses petits problèmes existentiels que le reste, ses amis, sa propre famille, était complètement passé à la trappe. « Je regarde les gens » fit-il, avec un soupir, en réponse à sa question. Stupide question, d'ailleurs, lâchée tel quel, sans réfléchir. « Et toi ? Je croyais que t'étais partie toi aussi.. » l'entendit-elle demander alors qu'il redressait lentement la tête pour la regarder. Elle ? Ailleurs ? Que pouvait-elle faire ailleurs ? Sa vie avait toujours été à Paris. Elle était née ici, elle avait grandi dans ses rues, elle avait connu ses premiers succès ici, ses premières amours, ses premières désillusions. Paris l'avait faite. Il était exclu qu'elle s'en éloigne. « Ma place est ici » répondit-elle simplement avant de prendre place à ses côtés. Naturellement, sa petite main vint trouver la sienne et elle posa sa tête sur son épaule. « Pardon » murmura-t-elle. C'était tout ce qu'elle parvint à dire. Pardon. C'était bien peu, en fait. Mais ça valait pour tout. Pour n'avoir pas été là. Pour n'avoir rien fait, rien vu. Pour ne se rendre compte de son mal-être qu'aujourd'hui. Pardon. Ça aussi, c'était plutôt stupide à dire. Ce n'était rien d'autre qu'un mot.

Il avait l'air si mal au point, si perdu qu'elle ne put s'empêcher de caresser sa joue de sa main libre, comme le faisait sa mère, des années plus tôt, après un cauchemar ou un genoux écorché dans une chute. Il était plus jeune qu'elle, elle ne pouvait s'empêcher de s'en sentir un peu responsable, de vouloir le protéger, d'avoir envie d'effacer cet air abattu de son visage. « Ça va aller, tu vas voir, ça va aller » murmura-t-elle, la gorge serrée, retenant un sanglot. Pleurer n'aurait servi à rien. Pleurer ne faisait jamais revenir personne. Il ne restait plus qu'à avancer. « Celes.. » Elle se redressa et se tourna vers lui, la mine grave. Prenant son visage en coupe, elle le força à la regarder. Un frémissement la secoua lorsqu'elle vit ses yeux rouges, ses yeux vides. « Ça va aller, répéta-t-elle, d'une voix qui ne trembla pas cette fois, et tu sais pourquoi ? Parce que tu es plus fort que ça. On est plus fort que ça. Alors on va se serrer les coudes, on va se bouger. On est une famille, hein, et c'est pas parce que certains partent que.. » Elle se tut brusquement, consciente qu'elle allait flancher si elle ne marquait pas une légère pause. « C'est pas parce que certains sont partis qu'on doit baisser les bras » lâcha-t-elle très vite après une profonde inspiration.

Voir les siens souffrir n'est jamais une partie de plaisir, jamais. Hannah avait appris à encaisser les critiques, les moqueries, les scandales mais assister à la souffrance de ses proches était une expérience à laquelle elle ne s'habituerait jamais. Entendre la voix de son cousin tremblotter, se briser la secoua. Elle ferma les yeux, se laissa finalement aller contre lui. Il y avait eu un problème, un bug dans la matrice, une couille dans le potage. Il y avait dû y avoir un problème pour qu'ils en arrivent là, Célestin tout comme elle. Ce n'était pas sensé se passer comme ça, ce n'était pas sensé déraper. Ils avaient un avenir resplendissant devant eux, la vie à leurs pieds. Ce n'était pas sensé se passer comme ça. Ça ne devait pas se passer comme ça. Et en entendant Célestin, Hannah eut soudain peur de s'être trompée, peur d'avoir vécu un doux rêve jusque là, peur d'avoir été catapultée dans une réalité dont elle ne voulait pas. « Je ne comprends pas, avoua-t-elle piteusement, reprenant sa main, c'est pas ce qui devrait nous arriver, c'est.. c'est pas juste » ajouta-t-elle, avec un ricanement qui tenait plus du coassement et du sanglot. Yup, everything is fucked up.