Lentement, la jeune femme commença à se mordre la langue, intensément concentrée sur son dessin. A ses pieds, Arsène la regardait, comme d'habitude, sa bouille poilue se demandant ce qu'elle pouvait bien faire. Un tatouage. Ariane dessinait un tatouage. Comme chaque fois qu'elle venait ici à vrai dire. C'était son boulot, de dessiner sur commande ce que les gens désiraient se faire tatouer. Son collègue tatoueur était suffisamment doué pour reproduire à la quasi-perfection les dessins qu'elle lui fournissait, quand elle ne tatouait pas elle-même. Oui, elle avait bien fini par apprendre. Après tout, on est jamais mieux servi que par soi-même, et les clients adoraient ce qu'elle faisait. Depuis des années, elle dessinait. Depuis toute petite en réalité. Ses grands-parents avaient toujours réussi à la canaliser en lui donnant des feutres et des feuilles blanches lorsqu'elle était toute enfant. Oui, Ariane n'était pas de ses enfants qui avaient grandis dans une famille heureuse, avec un papa et une maman, et éventuellement même des frères et soeurs. Elle avait une soeur, elle le savait. Mais celle-ci ignorait son existence. Pourquoi ? La raison était plutôt simple. Mr Van de Loo avait eu une relation, deux ans avant qu'Albane ne soit conçue. Et lorsqu'il avait appris la grossesse de sa petite amie, il n'avait pas voulu de l'enfant. Et il était parti. Mme Baxter en avait souffert, et avait terminé sa grossesse seule. L'accouchement de sa fille l'avait mise dans un état de fatigue extrême. Un an après, elle était morte d'une très forte grippe. La petite Ariane Céline, ayant pris le nom de son père pour devenir une Van de Loo, fut placée chez ses grands-parents, à Rotterdam. Elle y avait passé toute son enfance. Et puis son père avait repris contact. Il ne voulait pas l'assumer, mais il était curieux. Finalement, à partir de ses dix ans, elle sut toujours à quel numéro le joindre, sans pour autant avoir réellement un lien de paternité. C'était juste un secours. Au cas où tout serait foutu du côté de sa mère. Néanmoins, elle ne le prévint jamais lorsqu'à un peu plus de dix ans, les médecins diagnostiquèrent ses problèmes de santé réguliers et de plus en plus embêtants comme une maladie orpheline et incurable, qui causerait probablement sa mort. A l'âge de 12 ans, elle partit pour Londres avec son oncle, à qui elle était très attachée. Elle voulait changer d'air. Le déménagement de son oncle à Londres pour ouvrir une boutique de tatouage était l'occasion rêvée à ça. Ni une ni deux, la petite blonde aux envies d'aventure partit pour Londres.
Ariane déplia doucement ses jambes, les étendant sous son petit bureau. Elle était fourbue. Plusieurs heures qu'elle travaillait d'arrache-pied sur ce dessin. Et elle n'avait pas fini sa journée. Un magnifique devoir pour l'école d'archi l'attendait à l'appartement. Flûte. Et puis elle avait tellement de trucs à faire. Finir d'aider Glwadys à emménager à l'appart. Contacter Jack. Vingt-quatre heures, c'était décidément trop peu pour faire tout ça. Surtout qu'en temps que maniaque débordante d'imagination, Ariane n'était jamais satisfaite. Il était rare qu'elle remette un tatouage à quelqu'un en étant heureuse de son travail. Même Jack, elle n'en avait pas été contente. Jusqu'à le revoir à Paris. Elle l'avait rencontré à Londres. Quand elle avait eu 16 ans, son oncle l'avait tout de suite engagée pour dessiner les tatouages. Il avait appris à reproduire ses dessins, avec le temps, et dès qu'elle avait eu l'âge légal pour se faire employer à un petit job, il l'avait fait. Malgré que ce soit de la famille, il la payait, ce qu'il n'avait pas fait pendant deux petites années avant lorsqu'elle lui filait des coups de pouce sur certains dessins. C'était dans cette boutique qu'elle s'était pris d'un amour définitif pour le dessin. Mais à l'école ses résultats étaient trop peu probants pour entrer dans une école de dessin ou d'art. A ses dix-huit ans, elle n'a donc pas entrepris d'études, se contentant de poursuivre au magasin de son oncle, et de commencer à apprendre les ficelles du métier de tatoueuse par celui-ci. Exceptionnelle dessinatrice, elle n'eut pas de mal à maîtriser rapidement certains aspects, mais d'autres restaient plus professionnels, les plus difficiles à acquérir. A côté de ça, elle n'entreprit aucunes grandes études, se contentant de poursuivre le dessin à en vider les stocks de feuilles disponibles, en accrochant partout dans sa chambre. Et puis peu avant ses vingt ans, son oncle et sa tante lui firent une proposition. Aller vivre à Paris, et tenter une licence à l'école supérieur nationale d'architecture. Au début, ce fut un rêve qui lui paraissait inatteignable. Et puis la vie à Paris coûtait cher. Mais si elle se trouvait un job de tatoueuse là-bas, elle pourrait arrondir les fins de mois, et s'en sortir plus ou moins facilement. Sa maladie lui avait fait prendre conscience à quel point la vie était courte et se terminait vite, plus encore pour elle que pour les autres. Si elle pouvait réaliser au moins ce rêve, elle n'avait pas à attendre une seconde de plus. Après tout, que perdait-elle à faire une demande ? Rien. Et d'ailleurs, elle n'y a rien perdu. Son dossier datant, ses dessins ont compté, ainsi que son expérience dans un domaine artistique, aussi particulier soit-il. Et elle a été prise. Le plus beau jour de sa vie. Plus de trois ans ont passé. La licence est derrière désormais, et Ariane est dans sa première année de master, toujours aussi passionnée par le dessin. Elle a trouvé un petit emploi paisible, un appartement charmant, et elle vit sa vie, sans trop se soucier du reste. Hormis peut-être du fait qu'elle mourra dans quelques années de sa maladie. La seule tâche d'ombre au tableau de sa vie, tâche qu'elle essaye à tout prix de dissimuler aux autres. La peur d'être jugée et repoussée. La jeune fille entortilla ses cheveux blonds et les maintint en chignon à l'aide d'un crayon. Elle avait beau chérir chaque instant de sa vie, elle aurait aimé être à la place de quelqu'un d'autre, et se dire qu'elle avait encore la vie devant elle. Mais c'était impossible. Les jeunes de son âge avait encore Plus d'une cinquantaine d'années à vivre. Et elle, elle en avait bien moins de la moitié. Combien exactement, rien n'était moins sûr. Mais elle ne vivrait pas vieille si le traitement qu'elle subissait n'était pas affiné et amélioré. Et rien que ce détail lui donnait envie d'une autre vie.
« Ariane ? » La jeune fille releva la tête vers son employeur, un sourire aux lèvres. « Oui ? » « Tu as fini ? Non parce que techniquement ça devrait faire un quart d'heure que la boutique est fermée. » Ecarquillant les yeux, la petite Van de Loo regarda sa montre à gousset accrochée à la poche de son jean. Elle se mordit la lèvre inférieure, pestant contre sa mauvaise notion du temps. « J'avais pas vu, merci. » Elle se releva commençant à ranger tous ses papiers et croquis, récupérant ses crayons en tout genre pour les glisser dans sa trousse de dessin. En quelques minutes, ses affaires furent prête. « Demain c'est ton congé. A vendredi donc ? » Elle lui sourit, douce et amicale. « A 16h, promis cette fois je regarderais ma montre. » Elle récupéra son manteau coloré et sortit de la boutique, son fidèle chien sur les talons, direction son petit appartement. Elle avait encore des tas de choses à faire avant de pouvoir s'octroyer le plaisir de regarder les gens passer dans la rue en refaisant le monde. Et la vie ne se faisait pas toute seule, aux dernières nouvelles. Arsène sur les talons, la jeune fille tourna au coin de la rue. Qui sait, peut-être que bientôt on lui annoncerait qu'elle allait vivre jusqu'à 70 ans. Et peut-être que ce jour-là elle arrêterait de rêver à l'amour et à une vie meilleure en regardant les parisiens dans leur quotidien et en dessinant leur si belle ville...