La journée avait été longue, très longue. J’avais un peu peiné à me concentrer avec tout ce qu’il se passait en dehors, dans ma vie personnelle. Et même si on m’avait toujours répéter que dans ce métier il fallait laisser ses problèmes au vestiaire, j’avais été incapable de me concentrer. De ne penser qu’à mon travail et de ne pas me laisser envahir par toutes ces questions, ces pensées qui tournaient dans ma tête sans même me laisser une seconde de répit. Cloé qui prenait beaucoup de place dans ma vie, dans mon cœur ; Clarisse qui m’inquiétait depuis que j’avais passé la soirée chez elle ; Elisa qui vivait sûrement une des pires périodes de sa vie de femme mariée ; Léandre que j’avais fui depuis ma soirée au Moulin Rouge avec son épouse et que je ne me sentais pas capable d’affronter sans avoir envie de lui mettre mon poing dans la figure. Mon travail en tant qu’Escort qui me prenait de plus en plus de temps. Et je ne devais pas laisser tout ça me bouffer, m’accaparer l’esprit quand je me trouvais à l’hôpital. C’était difficile. Parce que je m’inquiétais. Je m’inquiétais trop. Et j’aurais eu envie de passer ma soirée avec Cloé, pour qu’elle m’apaise. Pour qu’elle fasse taire toutes ces pensées parasites dans ma tête comme elle savait si bien le faire. Pour que son corps frêle se love contre le mien et que je sente sa chaleur m’envahir par vagues immenses et apaisantes. J’aurais envie d’être avec elle si je n’avais pas eu un rendez-vous de travail ce soir. Aaron l’Escort était de sortie et je n’avais pas vraiment envie de jouer à ça ce soir.
Refermant mon casier d’un geste sec, je soupirai en me faisant la réflexion que, de toute façon, je n’avais pas le choix. C’était mon travail, et je devais le faire. J’étais payé pour ça. Et puis je connaissais déjà ma cliente, une habituée, et on s’entendait bien. Derrière ses airs de grande dame se cachait une jeune femme qui se sentait seule et qui détestait toutes ces fantaisies de la haute société. Mais comme moi, elle se devait de le faire, d’être présente et de donner la meilleure image d’elle-même à tous ces vautours qui n’attendaient qu’une seule chose : qu’elle échoue. Alors j’allais être là pour la guider, pour lui tenir compagnie et montrer qu’elle était capable de faire face à tous ces gens. Rien que cette idée me redonnait déjà un peu le sourire même si ce n’était qu’une ébauche de sourire, un sourire las.

Enfilant mes baskets puis ma veste en cuir, je lançai un au revoir à la cantonade avant de me diriger vers la sortie de l’hôpital. Enfin cette journée était finie - au moins la première partie de ma journée. J’avais tout de même deux heures de libre pendant lesquelles j’allais m’accorder une sieste bien méritée puis manger avant de me préparer pour cette soirée de gala où je devais accompagner Jane, ma cliente. C’était largement suffisant pour me sentir prêt à affronter tous ces requins en sa compagnie et à me faire passer pour quelqu’un que je n’étais pas - pas entièrement.
L’air frais de ce début de soirée me frappa le visage, emplit mes poumons lorsque je fus dans la rue. C’était revigorant de sentir l’air frais et non plus toutes ces odeurs aseptisées qui vous prenaient au nez, à la gorge. Enfouissant mes mains dans les poches de ma veste, je me mis en marche vers la station de métro la plus proche, à quelques rues de l’hôpital. Perdu dans mes pensées, je ne faisais pas vraiment attention où je marchais - je connaissais le chemin par cœur - et rentrai dans quelqu’un par accident. Le choc ne fut pas tellement violent, j’émis juste un grognement désapprobateur avant de lever les yeux vers la personne que je venais de bousculer.

« Désolé, je ne faisais pas attention où je… commençai-je à m’excuser avant de m’interrompre. »

J’eus un coup au cœur lorsque les traits du visage de cet inconnu se dessinèrent sur ma pupille. Il ne me semblait pas le connaître et pourtant ce fut comme si les démons de mon passé me ramenèrent en arrière. Dix ans en arrière. Le même regard, les mêmes traits - peut-être un peu plus matures et moins juvéniles. J’eus l’impression de revoir Jaeden, comme au temps du lycée. Comme durant cette soirée où tout avait basculé. Où ma vie s’était effondrée et où j’avais dû m’en construire une autre. Mais ce n’était pas possible. Jaeden était en Angleterre, j’étais à Paris. Il n’y avait statistiquement aucune chance pour que je le croise dans les rues de la capitale française. Je secouai la tête, l’image de l’inconnu se brouillant légèrement. J’étais vraiment trop fatigué. Pourquoi repenser à lui tout à coup ? Je ne devais surtout pas ouvrir le tiroir à souvenirs. Tout ça était derrière moi. Tout ça faisait partie de la vie de Noah, pas d’Aaron. Et Noah n’existait plus.

« … Où je marchais, repris-je après mon hésitation. »

Lui jetant un dernier coup d’œil, je ne pus m’empêcher de me dire à nouveau qu’il ressemblait à ce premier amour qui n’avait jamais pu s’épanouir, aussi m’empressai-je de tourner les talons et de continuer ma route, comme pour semer le souvenir de Jaeden en chemin.