Aujourd'hui, mon psychologue m'avait inscrite à une genre de thérapie en groupe. Il s'agissait de personnes ayant vécu des traumatismes différents qui se rassemblaient afin d'extérioriser tout ça. Je trouvais ça incroyablement stupide. Je n'avais pas besoin d'extérioriser quoi que ce soit, j'allais bien. J'étais suivie par mon psy depuis que j'avais sept ans, je tenais le coup, j'avais fait mon deuil, je ne faisais pas partie de ces gens qui se morfondent sans arrêt. Je souriais. Tout le temps. J'étais de ces gars qui passent leurs journées à répandre la joie autour d'eux, j'étais une boule d'énergie et de lumière. J'étais Thibaut de Fleury et j'étais un soleil, je ne me voyais pas parler de la mort de mon père à qui que ce soit et pourtant, j'étais bien forcée de le faire. Contrairement à ce que l'on peut croire à première vue, je ne suis pas le plus solide des hommes de Fleury. Maman.. Ma petite maman. Elle ne m'avait fait promettre qu'une seule chose dans toute ma vie de petit garçon, je l'entends encore comme si c'était hier : " Reste toujours fort, ma chéri, je t'en prie." Et voilà où j'en suis.. Devant des gens, une dizaine de personnes, toutes différentes mais qui ont un point commun : leur vie fout le camp. À présent, ils tournent tous le regard vers moi. C'est à mon tour, je dois parler, je dois cracher ce venin avant qu'il ne m'empoisonne, je prends alors une grande respiration et commence :

- Elle est partie.. Le 13 juillet 1996. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il faisait chaud cet été-là et on avait enlevé les meubles de la maison de mon arrière-grand-mère parce qu'elle allait aller dans une maison de retraite. Elle s'était sentie mal.. On a été voir le médecin et il nous a simplement dit que c'était à cause de la chaleur, que ça allait passer. Il avait tort. Le soir, ma mère a insisté pour que mon frère et moi dormions chez ma grand-mère.. Elle le savait. Elle avait un pressentiment, elle savait pertinemment qu'elle allait mourir et elle ne voulait pas qu'on voit ça, j'en suis certain.. Elle était différente. Elle avait mangé des tomates alors qu'elle détestait ça, elle nous avait laissés tous les deux chez mamy avec Lucas alors qu'elle ne le faisait jamais et surtout, elle y avait cette lueur dans le regard.. Nous, on ne s'est douté de rien, jusqu'à ce que notre grand-mère vienne nous réveiller dans la nuit. On ne nous a rien dit et mon oncle et ma grand-mère sont parti chez nous alors que ma tante nous surveillait. Quand ils sont revenus avec mon père en pleurs, je n'ai pas voulu comprendre puis ils ont fini par le dire : ta maman est morte. Crise cardiaque. Tout ce dont je me souviens, c'est de m'être jeté par terre.. Après, c'est le vide, le néant, l'ombre de ma vie.

J'avais tout déballé, toute l'histoire, celle que j 'avais même pas osée expliquer à mon psy. Je ne pleurais pas. J'avais réussi à me forger une carapace de mec souriant, enjoué et optimiste. Ils me regardèrent tous avec de grands yeux, certains avaient des larmes qui dégringolaient sur leur joue, je crois qu'il attendait une suite, mon ressenti, mon humanité, je repris alors :

- Alors oui, comme vous tous, je me suis cassé.. Parce que ma mère est partie au loin. Elle a pris ses ailes et a stoppé son envol sur un nuage. Trop loin. Mon petite maman, avec ses grands mots, ses grands bras, qui criait contre la cruauté du monde, qui m'aimait tôt le matin, me grondait le soir. Ma maman. Parti trop vite. Oui, elle me manque, son amour me manque, son amour à l'odeur du café, son amour au gout de miel. Elle ne disait jamais je t'aime, mais elle aimait. Mon sourire, mes bisous, mes crises de jalousies quand elle se jetait trop fort dans les bras de mon père. Elle.. me..

Je m'essouffle. Depuis combien de temps déjà est ce que je dérive? Je me suis perdu dans cette rue, dans cette nuit noire qui m'a englouti. Tel un morceau de porcelaine, trop blanc, trop fragile. Je me suis cassé. Je flotte dans cette pénombre qui me transporte. Je n'avance pas vraiment. Je ne sais plus qui je suis. Un jeune homme qui devait sourire, une mec rempli de bonheur, d'amour. À quoi est ce que je ressemble maintenant ? Une enveloppe remplie de larmes, un petit tas d'atomes brisés par le chagrin qui se cache parce qu'il a peur d'être brisé. À nouveau. Dans le genre pathétique, on ne fait pas mieux. Soudain, une petite voix se fait entendre. La gamine qui me parle ne doit pas avoir plus de dix ans et alors qu'elle me pose une question, je me demande ce qui a bien pu lui arriver.

- Mais.. Vous en avez parlé à quelqu'un au moins ? Je veux dire.. Avant nous. Vous avez quelqu'un pour vous soutenir ?

Si j'avais quelqu'un pour me soutenir ? Je n'ai que ça, des gens extra-ordinaires qui me veulent du bien : mon père, Louise-Anne, Adrien.. Surtout Adrien. C'est mon frère. Enfin, non, c'est n'importe quoi cette étiquette du frère, il est bien plus que ça : il est mon meilleur ami, ma lumière, mon ange gardien et mon guide. Il est le seul à qui je peux parler de la mort de mon père, le seul qui m'a toujours soutenu et épaulé. Je serais juste un tas de chairs qui errerait dans les rues sans lui. Sa petite main dans la mienne a été ma bouée de sauvetage. C'est grâce à lui si je suis si fort aujourd'hui.

- Oui. J'ai quelqu'un. Il s'appelle Adrien de Fleury et croyez-moi.. Il va changer le monde.