Chapitre I
Petit restaurant parisien. Le serveur a posé des bougies sur la table avec un clin d’œil, croyant les deux hommes homosexuels -que diable, il n'en n'est rien-. La carte est déjà partie, laissant place à une assiette de spaghettis et à un bœuf bourguignon. Manifestement, deux vieux amis. En réalité, il s'agit de deux collègues de travail -"collègue" est un mot bien formel dans le domaine artistique-. Plus que des collègues, ces deux hommes entretiennent de bonnes relations depuis la fac, mais ne se parlent réellement que pour des projets en commun. L’envie tiraille l’un et l’autre, de temps en temps, d’appeler pour avoir des nouvelles, mais le travail impose quelques restrictions, et puis, il vaut mieux ne pas mêler les sentiments aux relations professionnelles.
« Tu sais ce qui se passera quand on mourra ? » « Hé, pourquoi tu me parles de ça ? Je te donnais des conseils pour tes planches et tu me balances ça comme ça, tu tournes pas rond pauvre vieux. » « Mais non, mais je compte faire une BD là-dessus. Sur la mort. Je me suis rendu compte de quelques trucs. Et c’est vachement triste. Alors tu sais ce qui se passera quand on mourra ? » Ricanement.
« Enterré, ou peut-être incinéré. En tout cas, j’espère avoir des fleurs et Flash Gordon sur ma tombe. Et si possible, du marbre et un peu d’or. Ce serait sympa d’avoir Flash Gordon en moule-bite, tout de même, ça égayerait le cimetière. Alors dis-moi ! T’as vu la lumière au bout du tunnel c’est ça ? Mais t’as décidé de faire demi-tour, si je ne m’abuse ? » « Mais non imbécile. On sera mort. » « Oh, sérieusement ? T’es un vrai génie, je crois bien. Et dire qu'il faut des fois plus de trente ans aux gens pour comprendre ça. » « T’as pas compris. Je veux dire par-là qu’on sera… » Voix grave et profonde.
« Mort. » Il inspira et poursuivit, devant le sourire moqueur de Marty.
« Mort aux yeux de la société, mort, ton existence éphémère effacée pour de bon. Plus aucune trace de ton passage sur terre, tout le monde finira par oublier ton nom, et tu sombreras dans l’oubli, tu ne seras même pas une trace du passé puisque personne ne saura que tu as existé. Mort, fini, kaput, enterré, lésé, plus personne ne viendra fleurir ta tombe puisque plus personne ne saura qui est cet homme dont le cadavre repose en paix pour l’éternité sous les pieds. Mort ! » « Hé ben écoute. Fais toi pousser les cheveux, chante dans un groupe de grunge, drogue-toi, suicide-toi, change ton nom en Cobain et peut-être qu’on se souviendra de toi, alors. Comme le plus influent des gentils garçons de ta génération à défaut d'être le plus con comme c'est le cas maintenant. »Chapitre II
« J'aimais à jouer les gros durs insensibles. Je me complaisais dans cette image de moi-même, ça en jetait, et les gens aimaient ça en général. Mais Pat' n'était pas si bête, finalement, même si jamais je n'aurais soutenu le contraire en sa présence. Au fond, il devait avoir raison. Qu'allait-il rester de moi après la mort ? C'était absurde, oui, clairement absurde, ce crétin même pas foutu de se raser convenablement avait réussi à jeter un voile tout gris sur mon existence, et j'étais là, à me tourmenter, pensant légèrement trop à la mort, si bien que j'aurais pu peindre de noir tous les murs de la capitale avec mes idées. Pendant quelques jours, ça m'avait travaillé en long, en large et en travers, et la pensée de faire le point sur ma vie, à trente-sept balais révolus s'était imposée en moi. Qui étais-je ? Je voulais laisser une trace de mon passage, indéniablement. J'avais publié, certes, quelques bouquins, mais sous un pseudonyme, et de plus, qui allait s'attarder sur ces dessins dans deux cent ans ? Alors me voilà devant un ordinateur (je confesse, c'est un vieux mac mais il marche bien) à écrire le début des "MÉMOIRES DE MARTY LE CÉLERI". (je changerai probablement le titre mais j'aimais bien la rime.)
«
Je suis né à Genève et ma famille est l'une de plus importantes de cette république. Mes ancêtres ont été, de longues années durant, conseillers ou syndics et mon père a occupé plusieurs fonctions officielles avec honneur et gloire. Il était respecté par tous ceux qui connaissaient en lui son intégrité et son inlassable dévouement au bien public. Il fut, dans sa jeunesse, constamment absorbé par les affaires de son pays. Un certain nombre de faits l'empêchèrent de se marier tôt et ce ne fut que sur le déclin de sa vie qu'il se maria et devint père de famille. »
Non, je déconne. Ça, c'est le début de
Frankenstein de Mary Shelley, et même si j'aurais bien aimé m'appeler Victor, je crains n'être pas genevois. Et de ne rien avoir en commun avec ce brave type. »
Chapitre III
« D'aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours dessiné. Enfin, ça, c'est aussi parce qu'on me l'a dit que je le sais, oui, on dit que les premiers souvenirs remontent à trois ans, mais je suis incapable de dire précisément quel est mon premier souvenir. Dessiner, en tout cas, ça devait être une vocation chez moi, un peu comme pour les musiciens ou les danseurs, du moins comme pour les artistes, car je doute que bosser dans un bureau soit la vocation de qui que ce soit, enfin c'est un autre débat.
Petit, je n'ai pas non plus le souvenir d'avoir été un jour malheureux. Etant enfant, je sais que je déménageais beaucoup, peut-être même trop, et je crois avoir sillonné les quatre coins de la France (mon père était dans le commerce ou je ne sais quoi, et devait bouger souvent). Du coup, quand je dis que je suis né à Bordeaux, et qu'on me demande si c'est une belle ville, je suis toujours forcé de constater que je n'en sais rien du tout. Ma mère, prof de sciences en fac, était, je crois, assez inquiète à mon sujet et se demandait si faire changer si souvent le fils unique d'école n'allait pas être mauvais pour sa santé. A vrai dire, je m'en foutais, je n'étais pas spécialement du genre à me lier, et puis ils ont vraiment cessé de déménager quand j'étais en quelque chose comme la quatrième, j'étais trop petit pour attacher de l'importance à mes potes de collège, tout cela ne m'affectait donc pas le moins du monde.
La vérité, en fait, c'est que mes vieux se sont posés pour de bon (près de la frontière allemande, en Alsace) quand ils se sont mis réellement à flipper quand j'ai développé un certain intérêt pour les jeux-vidéos, les films d'horreur, la SF et tout le bazar -rien de mauvais en soi, mais ça tournait à l'obsession et j'aimais bien refaire des scènes de films de zombie grandeur nature dans l'appart, et ça leur à fait penser que j'avais potentiellement un problème psychologique alors j'ai dû aller voir un tas de psys, enfin rien de dramatique, tout à été mis sur le compte de l'ennui, ce qui finalement n'était pas faux-. Je jouais bizarrement avec le chat, je décorais ma chambre d'un goût assez douteux, je collectionnais les figurines de personnages de BD, et j'avais la légère tendance à m'occuper tout seul, j'avais toujours fonctionné de la sorte. Le coup le plus dur à encaisser pour mon père était probablement, en fin de compte, le constat qu'il s'était fait (à raison) que je n'aimais pas le foot après m'avoir fait désespérément essayer de jouer.
Je n'étais pas le genre de gamin auquel on attache une grande importance, je n'étais pas spécialement charismatique, je passais partout, et j'avais des fois réellement l'impression d'être transparent, ce qui, au fond, loin de me déranger, me convenait tout à fait. J'avais des bonnes notes, et même si je n'étais pas le fils que mes parents rêvaient d'avoir, je n'ai jamais eu à me plaindre de quoi que ce soit.
Et c'est plus ou moins ainsi que se déroula ma petite vie jusqu'au lycée. Banale, sans accroche, mais surtout... Morne. Et j'avais alors décidé d'en changer. »
Chapitre IV
« Pour ainsi dire, j'avais toujours été un bon gosse. Je n'avais jamais participé à des grosses soirées qui se finissaient à quatre pattes devant un chiotte, je n'avais jamais fumé une clope, et je ne correspondait pas franchement aux stéréotypes des ados qui circulaient dans les années de mon adolescence. Je n'avais jamais eu vraiment d'amis, et c'est ce qui explique ma sagesse lycéenne, je le suppose.
Et puis un jour, ce fut l'explosion. Pour décrocher un peu du bahut, j'avais décidé de m'inscrire dans une fac de droit juste pour toucher le fric accordé aux étudiants, sans me pointer en cours, histoire de vivre ma vie dans mon coin. Cela déplut assez fortement à mes parents, alors j'entrai en fac de science -j'étais naïf et je pensais que bosser dans la recherche leur ferait plaisir, mais c'était sans compter que moi, je n'en prenais pas-, alors finalement, l'année suivante, je m'inscris aux beaux-arts, car j'avais eu la conscience que j'étais, finalement, seul. Trop seul, j'en devenais presque sauvage, alors afin de faire un truc dans lequel je me complairais, après avoir perdu bêtement une année, je migrais à Paris, mes parents m'aidant financièrement, et pour renouer avec la société et intégrer le milieu de la BD, je devenais un autre.
J'avais décidé de ne plus être timide. De draguer des filles. De devenir un mec populaire. De devenir la personne que les autres envient. De me faire remarquer, d'être différent. De me mettre à boire, à fumer, à aller en boîte comme tout le monde, comme les jeunes.
Je me souviens de ma rentrée aux beaux-arts comme si c'était hier.
J'avais regardé Retour vers le futur la veille -ou plutôt le matin même sur les coups de trois-quatre heures-. Détail sans importance, de façade, pourtant, c'est grâce à ce hasard que je devins la personne que je suis aujourd'hui.
« Toi aussi, tu rentres ici ? » « Ouais. C'est pas mal, le bâtiment a de la gueule hein ? Enfin, vu le prix du loyer dans le coin, vaut mieux qu'il en ait, de la gueule. » Je m'étais forcé à paraître pour un type bien dans ses baskets. J'étais bon comédien, et je paraissais naturel, j'en étais bien conscient, et ça fonctionnait. J'avais fait rire la fille -mignonne par ailleurs- qui m'avait posé la question.
« C'est quoi ton nom ? Je m'appelle Apolline. » Je réfléchis trois secondes, et esquissai un sourire, comme si je lui signalais qu'elle me faisait de l'effet -ce qui n'était en soi pas faux, mais je pensais complètement à autre chose-. Clément, je n'allais pas lui dire que je m'appelais Clément. Ce n'était pas rock & roll du tout, ça faisait bon gosse, or, je n'étais depuis ce jour plus un bon gosse.
« Marty. » Sourire. Inspiration divine, probablement.
Et c'est à partir de ce jour que je cessai d'être Clément.
Et c'est à partir de ce jour que ma vie prit un tout autre tournant. »
Chapitre V
« J'avais fait bien pire que de d'usurper une identité qui n'était pas la mienne -et celle de qui que ce soit par ailleurs-. Non, j'avais fait bien pire. Je m'étais carrément inventé une vie. Je n'y allais pas d'un mensonge par-ci par-là, non, c'était tout autre chose, je construisais une vie que je n'avais jamais eue au fur et à mesure qu'on me posais des questions pour me connaître. J'avais fini avec des scénarios plein la tête, et je devais sans cesse prêter attention à ce que je disais pour ne pas m'emmêler les pinceaux et raconter des versions différentes à tout le monde. En fait, je racontais "ma vie" à qui voulait l'entendre -et je ne me faisais pas prier-, mais au fond, personne ne connaissait la moindre parcelle de ce que j'avais vécu. J'étais un personnage et je jouais un rôle. Un rôle dans lequel j'étais bien. J'étais invité à droite à gauche parce que les autres me trouvaient cool, et je me faisais très bien passer pour quelqu'un de cool.
Au bout d'un moment, certains commencèrent tout de même à se poser des questions. Sur les listes, on ne trouvait pas mon nom, et certains commencèrent même à mener leur enquête sur moi. Et puis, finalement, tout le monde s'en foutait. Tout le monde m'appelait Marty, personne n'avait connaissance de quoi que ce soit -je n'avais mis personne dans la confidence-, et j'étais doué. Doué en dessin, doué pour parler, et les gens aiment les gens doués. Alors même si mes mensonges m'attiraient parfois des ennuis, et même parfois de très gros ennuis, dans l'ensemble, tout se passait bien. Et en plus, cet incertitude des autres ajoutait une touche de mystère à mon sujet. Mais, inlassablement, je racontais la même chose à peu près partout.
Et puis, les années passèrent. Enfoncé dans des mensonges dans lesquels je ne pouvais plus sortir, j'avais tracé mon chemin et fais ma route sans modifier le moins du monde la version des faits que j'avais accordée à ma vie. Ce qui était fort, et dont j'éprouvais à l'époque une certaine fierté, c'était de me dire qu'ils avaient tous gobé des mensonges à la pelle (enfin presque tous), et qu'on pouvait mentir aux gens autant qu'on le souhaitait du moment qu'on allait dans leur sens. Mais en un sens, j'avais réalisé mes objectifs. J'étais devenu un autre, un autre que je jugeais mieux, un autre quasiment totalement différent de ce que j'avais pu être avant. J'étais sorti comme un fou, j'avais passé des nuits entières en boîte, j'avais impressionné du monde grâce à mon coup de crayon, j'avais eu des copines à la pelle et je m'étais donné un nom à la fac -oui, tout le monde connaissait à l'époque cette énergumène de Marty-. Aujourd'hui encore, j'ai conservé le personnage de Marty, incapable de dire haut et fort que j'avais menti. En fait, ces mensonges ont eu des répercussions sur toute ma vie, et dont je ressens encore les effets. J'étais parti tellement loin dans mon délire que j'ai à mon actif plusieurs cartes d'identités falsifiées au nom de Marty-Oliver Thomas, et j'ai déjà publié trois BD sous ce pseudonyme. Impressionnant. En fait, je m'étais enfoncé dans un cercle vicieux. Qu'était-il advenu de Clément ? Je n'en avais pas la moindre idée, il lui arrivait de resurgir quand j'étais seul chez moi, et c'est à peine si je n'en venais pas à oublier mon vrai nom. Il était une partie de mon passé, et pour ainsi dire, j'avais vraiment l'impression d'avoir plusieurs vies.
Mais n'était-ce pas ce que j'avais souhaité ? N'était-ce pas mieux ainsi ? J'adorais jouer à Marty. Et les gens ne connaissaient que lui. Alors j'avais continué, et encore maintenant, je me vois bien incapable d'expliquer ma situation à qui que ce soit. Alors je continue, et ce probablement jusqu'à la fin de mes jours. »
Chapitre VI
Une tasse de café, un café noir sans sucre pour tenir éveillé plus longtemps -à la vérité, c'était déjà la sixième-. Un soupir désespéré. Un hochement de tête, et un regard vers l'horloge -04H48-.
Marty se demandait ce qui lui passait par la tête de temps à autres. Des mémoires. Et puis quoi d'autre, encore, un recueil de poèmes, et un album de photos de famille ? Non, ce n'était pas de la sorte qu'on laissait une trace de son passage sur terre. Finalement, Pat' n'était qu'un gros con avec ses idées à la mord-moi-le-noeud, et Marty était encore plus débile de s'être fait entraîner par un tel abruti. Ni une ni deux, il supprima tout ce qu'il avait écrit en l'espace d'une bonne heure. Pour écrire des mémoires, il fallait, de une, savoir écrire, et de deux, avoir quelque chose à dire, or, Marty remplissait plus ou moins la moitié d'une seule de ces conditions. Autant dire que c'était une mauvaise idée.
« Tu sais ce qui se passera après la mort ? J'y réfléchis sérieusement, tu sais, je pose la question à tout le monde. Personne le sait, hein, mais bon, j'essaye quand même. » « Tu vas pas commencer avec tes conneries, sinon je te jure que je t'explose mon assiette sur la tête. » « T'es encore de bonne humeur toi... » « Moi ? Toujours. »