Dimitri ? Tu vas bien ? L'enfant ne lève pas les yeux de son dessin. Il colorie le toit de la maison en rouge. Parce que les tuiles de l'orphelinat sont de cette couleur. Et que c'est ici qu'il habite. La jeune femme échange un sourire avec son époux. Doucement, elle s'assied aux côtés du petit garçon et le regarde dessiner.
C'est toi ? Elle montre du doigt un petit bonhomme aux cheveux foncés devant la maison. Dimitri ne répond pas et continue son dessin, sans se soucier des deux adultes. Aucunement indignée du silence de l'enfant, Laura se saisit d'une feuille blanche et d'un crayon. Elle se met à griffonner une petite maison, attirant finalement l'attention de Dimitri. L'enfant suit le mouvement du crayon, des étoiles pleins les yeux. Parce que la femme qui vient tous les jours depuis plusieurs mois dessine
trop bien. C'est notre maison. Elle n'est pas très loin d'ici. Pour la première fois depuis le début de leur rencontre, elle a l'impression qu'il l'écoute. Vraiment. Elle savait en décidant d'adopter que ce serait difficile. Elle aurait pu choisir un autre enfant, plus jeune, moins sauvage. Mais le petit garçon qu'elle avait aperçu, tout seul, dans un coin, l'avait énormément touché.
Pourquoi ? Le regard chocolat sonde celui turquoise. Dimitri ne comprend pas l’intérêt que ces deux adultes lui portent. Il y d'autres enfants ici. Plus jeunes, plus gentils, plus agréables. Lui, il est déjà trop vieux. Il a déjà une histoire. Des souvenirs.
Parce que tu es un petit garçon intelligent, que tu mérites une belle vie.*
Son rire résonne dans la pièce. Il se laisse tomber sur l'un des fauteuils design, une bouteille dans la main. Il manque de la renverser, de salir le si beau parquet sous les rires de ses camarades de classe. Gosses de riches, petite bourgeoisie de Paris, il fait parti de ce cercle si fermé. Lui l'orphelin trouvé devant une Église. Il a fait du chemin, grâce à ses parents. Il boit une nouvelle gorgée, l’alcool lui brûle la gorge, lui réchauffe l'estomac. Un sourire béat, il accepte avec joie le joint qu'on lui tend. Il tire dessus deux ou trois fois avant de le passer à son voisin. Affalé sur le fauteuil, les yeux rougis, il fixe sans réellement la voir la télévision diffusant un quelconque film. Une main étrangère se glisse dans ses cheveux et un corps lourd s'affale sur le sien, le faisant gronder de désagrément. Puis des lèvres s'attaquent aux siennes, avides, violentes. Il repousse un feu son assaillant, sans grande conviction. Parce que la pièce tangue un peu alors qu'il est assis. Qu'il a l'impression de voir des petites lumières colorées virevolter devant lui. Puis il est pris d'un fou-rire. Incontrôlable. L'autre le suit. Ils rient, précairement installés sur leur canapé. Personne ne se soucie d'eux. Adolescents planant bien loin de la Terre. Une main froide se glisse sous son tee-shirt, lui arrachant un frisson agréable.
*
Une main referme la porte d'un coup sec, lui empêchant de passer. Dimitri souffle puis se retourne, faisant face à son père, un air peu avenant collé sur le visage. L'adolescent le jauge du regard, presque furieux. Marc ne s'en formalise pas. Il est habitué aux sautes d'humeur de son rejeton. L'adolescence.
Où vas-tu ? Dimitri s'enfonce un peu dans son écharpe et murmure qu'il sort sans plus d'explication. Son père esquisse un sourire moqueur et lui demande de développer. Parce qu'il sait que le garçon leur cache quelque chose depuis un bout de temps. Ou bien quelqu'un. Il a toujours été très mystérieux sur ses fréquentations. Lui et Laura ne connaissent que peu de ses amis. Une petite poignée. Il ne leur parle jamais de ses petites-copines. Ils ignorent même s'il en a déjà eu.
Chez un ami. En ville. Je rentre pas tard, promis. Sa mère les rejoint dans l'entrée, curieuse.
Et comment s'appelle ton ami ? Il roule des yeux et offre une grimace à ses parents. Il s’appelle Cyprien. Il a dix ans de plus que lui. Et ils couchent ensemble. Les mots brûlent de sortir mais il se retient. Parce que ça ne pourrait que lui attirer des ennuis. Parce qu'il ne veut pas que ses parents le regardent de travers. Parce qu'il ne veut pas qu'ils le détestent.
Bah, c'est Valentin. Tu sais, le blond... Il soutient le regard de sa mère, ne cille pas. Il lui ment et il sait qu'elle le sait. Il a envie de partir en courant, d'échapper aux questions de ses parents. Comme un lapin devant les phares d'une voiture, il a la nette impression d'être piégé. Un moment de flottement s'installe. Il a arrêté de respirer, s'attendant à un refus. Une autre question. Plus personnelle. Ses parents échangent un bref regard qui ne lui échappe pas.
Tu as jusqu'à minuit. Il ouvre la bouche pour protester. Ils ne lui ont jamais donné de couvre-feu. Jamais. Le regard dissuasif de son père le freine dans son élan de protestation. En soufflant, il quitte la maison d'un pas rapide. Minuit. Comme s'il avait quinze ans !
*
Cyprien ? Seul le silence lui répond. Haussant les épaules, il retire sa paire de vieilles baskets et balance ses clés sur la table. Il délaisse son sac et son ordinateur dans un coin et se dirige vers la cuisine. Freeze le rejoint en courant, miaulant de sa petite voix. Il tourne autour de son maître, se frotte contre son pantalon, quémandant une caresse. Une poignée de croquettes. Dimitri le gratte quelques secondes, récoltant au passage une griffure accidentelle. Puis il se sert un verre de lait frais et ouvre un paquet de biscuits trainant sur le comptoir. Il finit enfin par remarquer la télé allumée, affichant l'écran d'accueil du lecteur dvd et les pieds dépassant du canapé. En souriant, il rejoint son petit-ami. Il dépose un baiser sur les lèvres entrouvertes laissant passer un souffle régulier. Son geste ne semble pas déranger le dormeur. Alors, tout doucement et avec précaution, il se hisse au dessus de son Cyprien, embrassant chaque parcelles de peau découvertes avec minutie. Il apprécie l'odeur de sa peau. Rassurante. Excitante. Un grognement lui arrache un sourire alors que deux mains se posent sur ses hanches, le collant contre le corps de son vis-à-vis.
Alors, on a fini sa petite sieste ? Dimitri bouge un peu, s'installe plus confortablement sur Cyprien, appréciant la proximité. Il resterait bien sur ce canapé le restant de sa vie. Là, il se sent bien. Sa vie est parfaite. Il s'en fout de ce que pensent ses amis.
T'es trop jeune pour te caser comme ça. À ses yeux, Cyprien est le type parfait. Il se voit bien vieillir à ses côtés. Acheter un autre chat pour tenir compagnie à Freeze. Et un chien, parce qu'il en a toujours rêvé. Un gros molosse. Ses parents trouvent Cyprien bénéfique. Ça le fait un peu marrer mais il est content qu'ils l'apprécient.
Tu sais que je t'aime ?*
Les yeux papillonnent quelques instants. Tout est flou. C'est le brouillard total. Il ne voit rien, il ne sent rien. Enfin, si, il se sent bizarre. Un peu amorphe. Comme s'il s'était envoyé une bouteille entière de vodka en une heure. Un gout amer dans la bouche. Des maux de tête insupportable. Le ventre retourné. Il essaie de respirer. Quelque chose le gêne. Il porte une main tremblante à son visage. Il lui semble entendre une voix. Mais il s'en fout. Parce qu'il un espèce de truc dans la bouche qui l'étouffe. Il essaie de l'arracher. Paniqué. Totalement désorienté. Une main se saisit de son poignet. Impérieuse, elle colle son bras au matelas. On lui balance de la lumière dans les yeux. On lui raconte des choses qu'il n'entend pas. Qu'il ne comprend pas. Finalement, on lui retire l'horreur qui lui obstrue la bouche. Une bouffée d'air et il se sent beaucoup mieux.
Dimitri ? Est-ce que vous savez où vous êtes ? Il secoue négativement la tête, grimaçant de douleur. Il se doute qu'il est à l'hôpital. Il a reconnu les machines. La blouse blanche du médecin. Le visage inquiet de sa mère. L'odeur désagréable.
Est-ce que vous vous souvenez de ce qui s'est passé ? À nouveau, il secoue négativement la tête. Il ne se souvient de rien. Absolument rien. Il ne sait pas pourquoi il est là. C'est le flou total. Le noir. Un black-out.
Tu veux voir Cyprien ? Il regarde sans comprendre sa mère. Qui ? Elle pince ses lèvres rouges et échange un regard apeuré avec le médecin.
Il doit souffrir d'une amnésie post-traumatique. En général, c'est passager. Il ne faut pas s'inquiéter. Juste éviter de le brusquer en le forçant à se souvenir. Je vais lui... Fatigué et ne comprenant que la moitié de ce que débite le médecin, il ferme les yeux et s'endort à nouveau.
*
Parler de Design-Graphique au lieu de graphisme induit cette notion de méthodologie de conceptualisation qui, pour fonctionner, doit s'alimenter à d'autres sources comme les langages artistiques, scientifiques ou... Mais tu m'écoutes Dim' ? La lettre C doit sûrement correspondre à un prénom. Clément ? Claude ? Calvin ? Il fait tourner entre ses doigts le pendentif, le fixant avec curiosité. Caleb ? Cyril ? Peut-être une fille ? Non, impossible. Pourquoi porterait-il un pendentif d'une fille ? Ça ne peut être qu'un homme. Peut-être même l'un de ses amis ? Peut-être a-t-il oublié qu'il sortait avec lui ? Mais pourquoi tout le monde lui cacherait-il ?
Allô ! Planète Tom appelle Astronaute Dim' ! Il finit par lâcher le collier et le remettre sous son tee-shirt, à l’abri. Il offre un sourire à son camarade et pose son regard sur les fiches de révision. Mais c'est raté. Il n'a plus envie de rattraper son retard. Sa concentration envolée.
Dis... je peux te poser une question ? L'autre acquiesce, légèrement méfiant. Depuis l'accident, quand Dimitri veut poser une question, c'est toujours en rapport avec son passé. Et eux, ils n'ont pas le droit d'y répondre cash. De lui dire la vérité. Parce qu'il doit se souvenir de lui-même. Il n'a droit qu'à des réponses évasives, parfois des indices gentiment donnés. Mais jamais rien de concluant qui puisse combler son manque évident.
Le C, c'est un prénom. Est-ce qu'il va à l'Université ? Mouvement de tête négatif.
Est-ce qu'il fait parti du groupe ? C'est pas Clément ? Il remue la tête négativement une seconde fois.
Putain. Il a l'impression de jouer au Qui-est-ce.
Est-ce que... est-ce qu'il a un chat ? Sa question surprend son ami. Un espoir fou lui étreint le coeur. Il a le souvenir d'un chat. Freeze. Il sait que c'est lui qui l'a nommé ainsi, à cause de Mister Freeze, le méchant dans Batman.
Oui. Tu t'en souviens ? Dimitri hoche la tête, un sourire satisfait aux lèvres. S'il se souvient du chat, il devrait pouvoir se souvenir du maître. Instinctivement, sa main se remet à jouer avec le pendentif.