« Elle portait un nom illustre, une rime à frégate dans un des plus beaux poèmes qui existent. »
Les Enfants Terribles, Cocteau.
T’es grande, du moins dans la norme, blonde, les yeux clairs. Une plastique presque parfaite pour être la plus populaire du lycée et tout ce qui va dans le lot. Peut être bien mannequin si tu ne restais pas aussi seule, dans ton coin, loin de la foule où tu aurais pu te faire repérer par une agence ou au moins un chasseur de tête. Malheureusement – ou pas – le physique ne conditionne en rien le caractère. De nature discrète, rien ne te prédestine à prendre la place de chef un jour ou l’autre, encore moins de l’hériter. Intelligente, tu n’es pas une suiveuse, ou mouton, pour autant. Enfin... tu n’es pas aussi solitaire que cela. Tu as quelques amis sur lesquels tu peux compter. Vraiment. L’air un peu rêveuse aussi. Tu fixes le tableau sans être réellement présente et repenses au livre que tu lis actuellement en plein milieu d’un cours. On vous rend vos copies et la plupart des camarades de ta classe de mathématiques tirent la gueule. Ça ne sent pas bon.
« Très bon comme d’habitude. » Commentaire positif, mais quelque peu froid. Tu clignes des yeux, puis hausse un sourcil en repensant au ton employé par ton professeur. Tu ne cherches pas à comprendre d’avantage et t’empourpres à cause du compliment. Tu t’empourpres avec une certaine facilité de toute façon. Tes yeux glisses sur la copie : 19, pour changer. Quand certains n’y voient qu’une langue étrangère, tu la comprends comme s’il s’agissait de ta langue maternelle : bilinguisme mathématiques. Tu tournes ta copie comme pour passer à autre chose. Tu as un don pour toujours essayer de passer à autre chose. Dans le fond, cette froideur te tracasse. Tu as horreur des distances et du rejet sans fondement. Peu importe, tu retournes à la romance entre Colin et Chloé dans l’
Écume des Jours.
Parloir quasi quotidien. Tu t’installes sur ta chaise. Elle est froide, comme cet endroit. Tu croises tes jambes, poses ton livre –
Au bonheur des Dames de Zola – et fixes enfin ton frère qui t’attend. Il semble toujours aussi perdu. Huit ans que son regard est vague. Schizophrénie dans tes souvenirs. Tu ne te souviens pas de son état et de son comportement avant et à la période de l’accident. Personne ne semble avoir saisi qu’il allait mal, qu’il avait besoin d’être soigné ou alors tout le monde faisait comme si de rien. Maintenant que tu es en âge de comprendre, tu te sens mal. Cette fille devait avoir de la famille, une vie. Tu déglutis rien qu’en y repensant.
« Je t’ai pris des pâtisseries aujourd’hui, sers toi. » Tu pousses la boîte vers lui. Il y en a plus que pour vous deux, mais les rumeurs disent que la nourriture n’est pas terrible ici. Et puis t’es du genre à avoir les yeux plus gros que le ventre quand il s’agit de sucré. Tu lui ramènes des petits trucs chaque jour en plus de lui parler du quotidien de la famille, après vérification à l’entrée. À croire que ton frère était responsable d’un génocide. Des livres, des pâtisseries, un déjeuner, des souvenirs des quelques vacances que tu te permets. On dirait que tu parviens à capter son attention avec tout cela. Chuchotement.
« Merci. » Il ne parle pas des masses, mais d’avantage avec le temps. Et dire que c’est ton frère. Tu tuerais pour que vous soyez aussi proches que les autres frères et sœurs que tu croises. Tu lui confies de temps en temps ce que tu as sur le cœur, sans pour autant t’étaler.
« Tu comptes reprendre le sport un jour ? » Il était plus élancé avant de se retrouver ici. Tu vois encore quelques photos que tes parents ont fini par ranger avec le temps. Il sourit amusé – du moins, c’est ce dont tu es persuadé – tout en haussant les épaules. T’es rassurée de voir qu’il ne se porte pas trop mal. Ses baisses de moral déteignent toujours sur ton humeur. Puis la visite se termine toujours par une partie d’échecs et une accolade. Tu soupires en regagnant le métro. Et dire que tu faisais tout ce trajet en bus ou avec un de tes rares amis qui acceptaient cette situation. Tous les jours ou presque. Huit ans. T’espères que James finisse par être soigné. Du genre, définitivement histoire pour qu’il dispose d’une totale liberté, parce qu'avec cette condition il a pu éviter la prison. Un jour ou l’autre. Évidemment, tes parents ne te demanderont pas de nouvelles de James une fois que tu seras rentrée. Non pas que ce dernier n’existe plus à leurs yeux, mais ils n’arrivent pas encore à se remettre de cette histoire. Ils n’ont pas totalement tourné la page, mais le sujet est on ne peut plus tabou à la maison. Tu rentres chez toi en silence.
Tu t’assieds sur le fauteuil en cuir. L’homme te fixe attendant que tu te lances. Habitude quasi hebdomadaire depuis ces dernières années. Tu n’apprécies pas particulièrement l’odeur du bureau, mais tu te sens contrainte d’honorer chacun de vos rendez vous. Tu crois vaguement que cela te fait du bien de te confier. Les trois quarts du temps, tu parles de James et à priori tes paroles semblent à révéler bien plus que tu ne le crois sur ta propre personnalité.
« Vous croyez que les maladies mentales sont… héréditaires ? » Il te regarde avec des yeux ronds, comme s’il s’agissait de l’idée la plus absurde au monde.
« Pourquoi une telle question ? » Tu te doutes qu’il doit avoir envie de rire, mais comme tout bon médecin, il se retient à la perfection.
« Je ne sais pas. Disons que j’ai la sensation de me faire des idées à propos de pas mal de sujet. Quitte à être un peu paranoïaque sur les bords ? » Il soupire, comme… soulagé.
« Aucun rapport avec James. C’est plutôt l’adolescence qui veut cela. » Tu feins un sourire avant de te cacher le nez sous ton écharpe. Pourquoi les adultes font toujours rimer
« hormones » avec
« adolescence » dans leurs sous entendus ?
« Certainement. » Cette idée te met plus que mal à l’aise. En abordant ta pseudo paranoïa, tu pensais à ton professeur de mathématiques. Alors le sous entendu de ton psychologue est disons… pas le bienvenu à ce jour.