☇ il n'y a pas d'amour sans responsabilités

Il aurait dû voir le coup venir de loin. Louise n'était pas faite pour être mère. Le fait qu'ils n'aient que seize ans tous les deux n'avait rien à voir là-dedans, ou peut-être un peu, mais ça n'était pas tout. Elle ne voulait pas d'enfants, pas celui-ci et pas d'autres, jamais. Elle ne l'avait jamais dit à voix haute mais Gaël avait surpris des conversations, lu des choses, compris d'autres. Il aurait dû la voir venir, avec ses papiers pour renoncer à ses droits sur le bébé. Il aurait dû s'en douter. Au lieu de ça, il s'était voilé la face et concentré sur le problème principal. Il allait être père alors qu'il n'avait pas fini de grandir lui-même. Il n'avait pas le temps pour les états d'âme de sa copine. « Qu'est-ce que tu comptes faire ? » demanda son propre père, assis à ses côtés, par terre, dans le couloir de la maternité. Louise se trouvait dans une chambre sous ce même toit mais ça n'avait plus d'importance. Elle ne voulait pas de leur enfant ; pire, elle avait évoqué la possibilité de l'abandonner. Comment pouvait-elle seulement penser à ça ? « Je ne peux pas la laisser » répondit l'adolescent d'une voix blanche. Il ignorait ce qu'était l'amour maternel, il avait grandi sans. Sa mère était morte en lui donnant le jour et jusqu'ici, il avait plutôt bien réussi dans la vie, si on excluait une paternité précoce. C'était bien la preuve qu'il pouvait, lui, réussir à élever cette môme seul. « Fils, elle a déjà pris sa décision » reprit son père, pensant manifestement qu'il s'agissait de Louise. Gaël secoua la tête. « Non, pas elle, rectifia-t-il, la gorge serrée, la petite » Gaël savait très bien que s'il abandonnait ce petit être, il se le reprocherait toute sa vie, il s'interrogerait tout le temps à son sujet. Non, il ne pouvait pas la laisser. Qui sait ce qui allait lui arriver ? Certes, il était jeune mais il l'aimait et avec l'aide de son père, il pourrait l'élever. Il en était capable, il le savait. Restait à savoir si son paternel, lui, le pensait apte à endosser le rôle. « Cette gamine a beaucoup de chance » dit simplement Edouard Grünenwald avant d'attirer son fils unique à lui dans une étreinte.

☇ les enfants sont des sages.. mais ma fille est une chieuse

Que Jordane soit une enfant précoce n'avait jamais été un problème pour son père, du moins pas quand elle n'avait que trois ans et qu'elle apprenait à lire en déchiffrant avec sérieux ses vieux cours de philo de terminale. Non, c'était plus tard, bien plus tard que les emmerdes avaient commencé. Lorsqu'elle était entrée à l'école, il s'était inquiété de devoir faire face à des questions sur sa mère. Il ne lui en avait jamais parlé mais elle allait forcément voir celles de ses petits camarades. Et effectivement, elle s'était interrogée ; sur les conseils de son propre père, il lui avait répondu avec honnêteté. Ce n'était que bien plus tard que les questions gênantes avaient commencé, lorsqu'elle s'était inquiétée de le savoir seul alors que les papas de ses amies avaient tous une maman pour leur tenir compagnie et leur prodiguer tendresse et affection — c'était là ses mots d'ailleurs. « Papa, il faut que tu te trouves une copine » avait-elle lancé un matin. Ils étaient attablés à la cuisine devant leur petit-déjeuner et le moins qu'on puisse dire, c'est que Gaël ne s'attendait pas à entendre ça. Il recracha la gorgée de café qu'il avait dans la bouche, tâchant du même temps la chemise et le jean qu'il avait enfilé un peu plus tôt. « Et j'ai la candidate idéale, reprit la môme, imperturbable du haut de ses treize ans, Raphaëlle » ajouta-t-elle en regardant son père d'un air décidé. Raphaëlle, Raphaëlle.. oh merde, Raphaëlle ? Il écarquilla les yeux. « D'un point de vue purement pratique, c'est excellent puisqu'elle vit à côté, continua Jordane, bien sûr, si jamais vous rompiez, ce serait— » « Wow, wow, wow, on va se calmer hein, l'interrompit le journaliste, je n'ai pas du tout l'intention de fréquenter notre voisine » La manière dont il avait dit ça ne sembla pas plaire à sa fille unique qui leva les yeux au ciel d'un air agacé. « Elle est très jolie tu sais et très gentille, insista la fillette, et je crois même qu'elle t'aime bien » Cette remarque n'aurait pas dû attirer l'attention de Gaël ni lui plaire autant, il le savait. Merde, il avait trente ans, il était capable de draguer sans l'aide de sa fille. « C'est vrai ? » marmotta-t-il, le nez dans son café. « Ahin, confirma l'enfant, et elle vient dîner demain soir. Comme ça, tu auras de la compagnie pendant que je serai au théâtre » glissa-t-elle malicieusement. Il fronça les sourcils. Qu'elle soit au courant qu'il passait les rares soirées où elle était absente en galante compagnie le gênait quelque peu mais après tout, il récoltait ce qu'il avait semé en refusant de l'envoyer dans une école spécialisée. Ecole spécialisée. Dans sa tête, ça sonnait comme une institut pour enfants handicapés. Or, Jordane n'était en rien handicapée. Elle était plus intelligente que la majorité des gens de son âge et il le payait en la voyant grandir trop vite. Il était fier d'elle et de son parcours mais c'était toujours un peu déstabilisant de faire face à ce genre de situations.

☇ je suis assez intelligent pour savoir ce que j'ignore

On ne pouvait nier que malgré son jeune âge, Jordane avait un don certain d'entremetteuse. Le rendez-vous qu'elle avait arrangé entre son père et leur voisine avait été le début d'une belle histoire. Ils avaient eu du mal au début et leur gêne partagée avait donné naissance à quelques situations plutôt comiques et des fous rires mémorables. Toutefois, Gaël et Raphaëlle étaient très vite tombés dans une forme de routine tout à fait délicieuse. En vérité, c'était plutôt la jeune femme qui s'était insérée dans le quotidien du journaliste et de sa fille. Si elle s'entendait à merveille avec le père, on pouvait dire que Jordane et elle étaient nées pour se rencontrer. En l'espace de quelques mois, elles étaient devenues très complices, ce qui ravissait littéralement Gaël. Il était sincèrement heureux d'avoir trouvé une femme qui lui plaisait autant qu'elle ne plaisait à Jordane. Pourtant, il y avait quelque chose dans ce bonheur tranquille qui semblait un peu trop parfait. Comme si c'était trop beau pour être vrai. Comme si d'un jour à l'autre, tout pouvait basculer. Gaël évitait soigneusement d'y penser ; pour la première fois de sa vie, il était pleinement heureux. Il tenait beaucoup à Raphaëlle et même s'il ne le lui avait pas dit et qu'il ne le lui dirait certainement pas avant un bon bout de temps, il savait qu'il commençait à tomber amoureux. Alors il était hors de question qu'il cède à toute forme de paranoïa que ce soit. Chacun avait droit à sa part de bonheur et on venait tout juste de lui servir la sienne.

☇ le petit titre tout cool et tout

« Je suis désolée, je... Gaël, je suis désolée » répéta Raphaëlle pour la énième fois. Elle avait débarqué il y avait même pas cinq minutes, parlant fort et vite, pas très cohérente ni très compréhensible. En temps normal, elle aurait à n'en pas douter réveiller Jordane et là, c'aurait été la catastrophe ; mais heureusement, la môme était en voyage scolaire en Angleterre. « Je suis juste... je suis tellement désolée Gaël » sanglotait-elle encore. Mais désolée de quoi, bordel ? Désolée de mettre un terme à leur relation sans aucune raison ? Désolée de l'avoir laissé s'attacher alors qu'elle n'avait, apparemment, eu aucune intention de rester avec lui ? « Pourquoi ? » demanda-t-il très simplement, si raide sur le canapé de cuir qui occupait une large partie de son salon. Il ne la regardait pas directement, s'en sentant parfaitement incapable, mais l'observait furtivement et régulièrement du coin de l'oeil. Elle était dans un piteux état. Raphaëlle d'ordinaire si soignée, si élégante, si bien coiffée, si joliment maquillée avait tout de la pauvre fille qu'on vient de larguer, prête à se jeter sur un pot d'Häagen Dazs pour faire passer son chagrin et guérir son coeur brisé. Sauf que c'était elle qui était en train de le larguer, sans raison valable, sans chercher à se justifier. « Raph', pourquoi ? » dit-il à nouveau, avec plus de force et en se tournant vers elle cette fois. Elle sursauta en croisant son regard et se recroquevilla un peu plus sur elle-même. Depuis qu'elle s'était assise sur le large fauteuil éliminé qu'affectionnait tant Jordane, elle n'avait cessé de se tordre les mains avec nervosité et ça ne faisait qu'empirer. Bientôt, elle finirait par se casser un doigt par inadvertance. « C'est trop pour moi, je... j'ai besoin d'avoir— de reprendre— il faut— » « De quoi est-ce que tu as besoin bon sang ? » fit-il, agacé, interrompant son bégaiement sans queue ni tête. Un nouveau sanglot la secoua. « Je t'ai dit à quoi t'attendre avec moi, je t'ai dit que je ne cherchais pas juste à tirer mon coup, reprit-il, plus calme, putain, Raphaëlle, je t'aime et toi tu— » La jeune femme ne lui laissa pas le loisir de finir sa phrase. Elle se leva d'un bond, apparemment affolée. « Il faut que j'y aille » lâcha-t-elle avant de courir jusqu'à la porte qu'elle claque derrière elle. Bientôt, le vaste appartement fut replongé dans le silence. Gaël enfouit sa tête entre ses mains. En avait-il trop dit ? Au final, ça ne changeait pas grand-chose, elle s'était tirée, tout comme Louise, quatorze ans plus tôt, s'était enfuie. Retour à la case départ donc. Juste Jordane et lui.