C'est jamais facile de parler de son enfance, les souvenirs sont plutôt rares jusqu'à nos six-sept ans, et là encore, il me serait difficile de vous décrire avec certitude la vie que je menais. Toujours est-il que, selon ma mère, j'ai vu le jour à Aspen, que j'ai ensuite été amené à Paris par mes parents et que j'y ai toujours vécu. Jusque là, rien d'extraordinaire. Ma mère s'amusait souvent à me raconter qu'elle et mon père étaient tombés amoureux au premier regard mais j'ai toujours su qu'elle masquait pas mal de chose derrière ses beaux discours. Toujours est-il que je n'ai jamais cherché à en apprendre d'avantages. Je me souviens vaguement de notre appartement, de la double vie que menait ma mère pour apporter du beurre dans les épinards, alliant son travail d'interne dans un hôpital à celui de mère au foyer avec bravoure et témérité. Je me souviens de mon père comme d'un gros rustre qui n'avait pas aucune parole et qui aimait boire. Peu importe, j'ai pas l'souvenir d'avoir été malheureux et quand je regarde cette vieille photographie, j'me dis qu'on a sûrement toujours vécu dans la santé et la bonne humeur, c'était l'essentiel. Mon père m'emmenait souvent pêcher, ma mère nous cuisinait souvent des petits plats dont elle seule connaissait les ingrédients. Je me souviens de ma famille en Suisse et de nos nombreux déplacements jusqu'à la frontière. En gros, j'arrive pas à comprendre ce qui a merdé et qui a fait qu'à l'heure actuelle, j'ai déjà vécu les pires instants d'ma vie...

A mes huit ans, mes parents ont décidé de se séparer. D'un commun accord disaient-ils mais j'sentais bien que mon père était plus d'accord que ma mère. Elle s'est enfermée dans un mutisme assez dérangeant, et n'a jamais cherché à m'expliquer les raisons de ce divorce. Mon père, quant à lui, ne s'est jamais spécialement justifié ni battu pour obtenir ma garde, je le voyais un week end sur deux et j'avais l'impression que ça lui convenait parfaitement. Quand j'ai eu mes dix ans, il avait convenu de venir me chercher pour qu'on passe faire un tour à la fête foraine ensemble, mais il ne s'est jamais pointé au rendez-vous. A l'époque, je me souviens que ma mère m'avait déposé à l'arrêt de bus, elle ne supportait pas de revoir mon père. Moi j'ai attendu comme un c*n, trop occupé à m'amuser sur la nouvelle gameboy qu'on m'avait offerte. J'avais dix ans, j'me souviens qu'une voiture s'est arrêtée et qu'un homme en est descendu. Il m'a posé une seule question ; tu attends quelqu'un ! J'ai été trop bête pour lui répondre. Il m'a alors annoncé qu'il venait de sa part et qu'il devait directement me conduire à mon père... Moi, j'ai sauté dans son véhicule et j'en suis jamais redescendu. On a roulé pendant plusieurs heures, j'me souviens de rien, sinon qu'il m'avait conseillé de prendre un bonbon pour passer l'temps. Lorsqu'il m'a conduit chez lui, j'ai pas tout de suite capté que j'n'étais plus à Paris, sûrement plus en France d'ailleurs. Peu importe, ce gars, que j'ai appelé papa pendant plus de trois ans, m'appelait, à l'époque, Romain. J'suis resté captif (je l'ignorais évidemment) pendant plusieurs années, pourtant, il n'avait rien de méchant. Il ne me violentait pratiquement jamais, sinon lorsque je me montrais impoli ou trop interrogatif. Je n'avais pas l'droit de parler de ma vie à Paris ni de mes parents. Et puis, quand j'ai eu douze ans, il a exigé de moi que je rapporte de l'argent à la maison. J'sais pas pourquoi j'me suis laissé entraîner là-dedans, mais toujours est-il que j'me suis mis à coucher avec d'autres personnes pour de l'argent. Mon père me mettait en contact avec des connaissances, ils payaient plus ou moins cher en fonction de ce que je leur faisais... C'est comme ça que j'ai grandi, c'est ça dont je me souviens. Quand on m'parle de mon enfance, c'est de celle-ci que je me souviens ; sex' drugs rock'n'roll. Et puis un beau jour, un homme a semblé me reconnaître dans la rue, faut croire que ma véritable mère se souvenait encore de ma présence après tout ce temps puisque des affiches circulaient avec un portrait robot de ma propre personne. J'y ai pas cru de suite, mais lorsque mon père a mis nos affaires dans le coffre de notre voiture et qu'il a cherché à nous faire quitter le pays, encore, j'ai réalisé que j'n'étais pas son gamin. J'ai cherché à fuir et là, l'enfer a commencé. A cet instant-là, il a viré, il a changé du tout au tout !