Tu vois, c'est ça le silence. Quand tes lèvres sont scellées et que ton souffle s'éteint, quand tout se fait quiétude et que les mots se perdent quelque part entre ta bouche et ta conscience. Le parquet grince un peu au rythme de tes pas, mais sur la pointe des pieds tu fais des efforts pour garder la maison endormie. Vodka s'agite un peu, le chiot gémit quelques jappements, mais une caresse suffit et son ronflement revient vite faire écho dans le salon. C'est la première fois que tu sors, comme ça, sans prévenir personne, et l'excitation du danger s'empare de ton corps si frêle. Tu frissonnes. Tant la sensation de liberté qui t'assaille, le froid cinglant de ces nuits d'hiver, elle mord ta peau et la marque sans prévenir. Tu ajuste ton bonnet, tu ressers ton écharpe, et tes pieds s'enfoncent dans la neige encore vierge de la veille. C'est bientôt l'heure des réminiscence, le moment où la clope au bec, tes souvenirs envahissent tout à coup ta tête, et tu te surprend à devenir mélancolique d'un passé que t'as juste envie d'oublier.
« Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté. »
▬ Baudelaire
Pourtant, il y a une époque révolue, oubliée, quasiment reniée dans le plus profond de sa boîte crânienne : Charline n'est encore que le bambin innocent blotti entre les bras de sa mère, comme tout autre chiard bavant naïvement sur les seins plus ou moins gonflés du lait maternel qui les nourrirait. Mais sur les diverses photos trônant sur les meubles, son soi-disant regard de bébé sans aucune animosité possède déjà cette lueur hargneuse, d'animal sauvage prêt à tout moment à vous sauter à la gorge, parce que vous n'êtes qu'un ennemi potentiel ou une vulgaire proie.
Si elle n'était pas le petit poupon fragile serrant jalousement la robe de sa douce maman, le seul être important à ses yeux ; elle vous tuerait probablement, qui sait. Mais admettons que Charline pétrifiait déjà les vieilles mégères puant le musc à des kilomètres et piaillant d'une voix insupportable « Qu'elle est mignonne ! » à tout va. Même la plus écervelée et horripilante des mémés n'avait plus la force de croiser le regard de la petite depuis le jour où celle-ci, au lieu de hurler toute sa haine par des pleurs infantiles, préféra la fusiller du regard le plus meurtrier au mieux, la mordre férocement avec le peu de dents qu'elle possédait au pire. De tout ça, elle n'aimait que sa génitrice, celle qui l'avait mis au monde ; elle aimait son odeur parfumée, ses cheveux doux, sa voix rassurante et ses bras chauds, tout ce qu'elle avait connu depuis les premières minutes de sa vie. Et les autres ne comptaient absolument pas.
Sale gosse.
On sentait à des kilomètres qu'elle allait mal finir.
Le temps passe dans la maison de Charline qui se visualise mal quand elle avait encore peine à tenir sur deux pattes. Sans compter les jours qui s'écoulent comme de l'eau de source. Le temps passe. Et Charline grandit... à peine.
Tu n'as que sept ans, la période où tout allait s'effondrer dans ton monde quasi-inexistant. Enfant, tu es faible, terriblement chétive ; pour te forger la plus solide des des armures, aussi futile soit-elle et dans la mesure du possible : tu te sers de ton regard sanguinaire et de tes palabres plus tranchantes qu'un poignard. Alors oui, petite et jeune, tu représentes ce stéréotype de la gamine totalement différent des autres, bizarre, esseulée, presque décharnée par manque d'exercice et de nutrition, une frêle silhouette traînante, malheureuse. Tu fais peine à voir. Et encore plus lorsque ta mère divorcée se présente à la maison avec un homme inconnu que tu regardes sans sourciller malgré les demandes de ta mère concernant la politesse, les salutations, les présentations, toujours ce regard malveillant qui n'échappe à personne. Seule ta maman adorée fera exception à la règle.
▬ C'est qui ?
▬ Ton nouveau papa.
Alors là, tu pouvais toujours crever. C'était pas comme si, à sept ans, un enfant pouvait du jour au lendemain remplacer un parent, quand bien même, son père avait été un faux papa ayant fuit ses responsabilités familiales. De toute façon, au bout de plusieurs années, l'animosité qu'entretenait Charline à l'égard de son beau-père s'avéra être réciproque.
« L'espèce humaine est une décision de femme. Même Hitler n'a rien pu contre. »
Jusqu’à ce qu’elle ne rencontre quelqu’un. Un petit garçon. De son âge. Il venait dans son jardin, son vaste jardin, et se cachait derrière des buissons. parfois il lisait, parfois il jouait. Charline l’observait depuis sa chambre, depuis son balcon, depuis sa cachette. Il venait chaque jour, à 16h36, et partait à 18h03, quand le jardinier venait faire un tour, observant avec satisfaction toutes ces plantes, toute cette verdure. quand un sourire rayonnant ornait son visage, la petite souriait elle aussi. une joie communicative, hein. mais quand il se pointait avec une mine maussade, elle ne parvenait pas à le sonder pendant ces deux heures sans aller chercher autre chose à faire en même temps. ca la déprimait. Elle commençait déjà à se nourrir des émotions qu’elle percevait de cet enfant inconnu, sans s’en apercevoir. il était là, allongé sur l’herbe, lisant tranquillement un petit bouquin. Il était là, il remplaçait la solitude qui entourait Charline la petite reine. seulement, il eut un jour où le foutu jardinier a fait sa petite promenade plus tôt que d’habitude. et il a découvert le garçon. de sa voix rude qui se voulait autoritaire, de cette voix de vieux paysan mal éduqué, il sermonna cet enfant, s’inquiétant plus pour ses jolies petites tulipes qu’autre chose. son gros poing se levait, le menaçant, mais l’enfant restait dressé devant lui, immobile. alors, la petite Charline décida de s’essayer au rôle d’héroïne qui sauvait les pauvres innocents des vieux jardiniers barbus. dans sa robe rose de princesse, elle arriva, déjà essoufflée, entre les deux individus.
▬ Monsieur. C’est mon ami.Il eut un silence. petite encore, son regard n’avait rien d’une enfant. il était atrocement mature et transcendant. le teint de sa voix mielleuse était affreusement froid. le jardinier ne sut quoi répondre, il s’inclina, et partit. Charline se retourna vers « son ami » qui ne comprenait pas ce qui lui avait pris. Il attendait simplement que cet homme ait fini son speech, pour ensuite rentrer chez lui, comme si rien ne s’était passé. elle le voyait enfin, de près. elle pouvait dessiner chaque trait de son visage, elle pouvait entendre sa voix mélodieuse, elle aurait pu le toucher. mais aucun mot ne sortit de sa petite bouche vermeille. Elle ne savait pas quoi lui dire.
▬ merci, dit-il.
« merci ». elle souffla un « de rien ». Par politesse, sans trop comprendre pourquoi on lui demandait de répondre « de rien » « je t’en prie » « y a pas de quoi » à un « merci ». pourquoi on ne pouvait pas simplement répondre par un sourire, un faux sourire ou un sourire sincère, qu’importe. pourquoi ne pouvait-on pas s’éclipser juste après, pourquoi après avoir aidé on remercie, pourquoi encore faut-il attendre un « de rien ». C’est ridicule, cette politesse excessive. c’est ce qu’elle se disait, Charline. mais au fond, elle s’en fichait pas mal, parler ne l’handicapera pas, sa voix ne disparaîtra pas. obéissons donc, il paraît que tout ce que les adultes disent aux enfants c’est pour leur bien. peut-être qu’elle en tirera profit, de cette politesse ?
▬ qu’est-ce-que tu lis ?elle pointa son livre, curieuse. elle souhaitait le connaître. elle avait envie d’engager la conversation, elle voulait tisser un lien avec lui. bien plus ouverte qu’elle, il se lança dans un grand discours, un résumé un peu trop détaillé de ce livre, la description des personnages qu’il préférait, que Charline aimerait sûrement pour un tas de raison qu’elle ne comprenait pas, combien le personnage principal est pathétique, combien son ami est héroïque, combien il aimerait épouser la copine de cet ami, combien il aimerait avoir la même mère, combien l’auteur était célèbre pour son talent inimitable, pour ses livres uniques, ses histoires fascinantes ; en bref, Charline ne saisissait pas vraiment le sens de toutes ces phrases. mais elle écoutait, plus intéressée que jamais, admirait son enthousiasme et sa capacité à faire un tel monologue pour répondre à une seule et unique question.
Vous aurez deviné. Depuis lors, elle descendait chaque jour à cette heure-là, elle attendait chaque jour qu’il vienne. parfois même, elle prenait le temps de préparer avec soin quelques petits casse-croûtes ; elle lisait de plus en plus, pour lui présenter d’autres livres dont la lecture lui aura procuré du plaisir ; un jour même, elle a ramené ses petites tasses, sa jolie théière, quelques peluches pour jouer les amis imaginaires de mademoiselle, et elle lui a demandé de jouer avec elle. Il n’avait pas l’air très emballé. Seulement, les jours de pluie se pointaient de temps en temps, vous savez. Alors quand ça arrivait, elle l’invitait chez elle.
La première fois, il l’avait plainte. Elle n’avait pas compris. Il éprouvait de la compassion. Elle avait haussé les épaules. Il avait vu que Charline ne vivait que par son imagination. Elle avait demandé à vivre comme Alice. Alice au pays des merveilles. Alors, on avait décoré ses murs. On les avait peints, aux couleurs d’alice. C’était légèrement glauque, mais Charline avait aimé, et c’était tout ce qui comptait.
Ses parents ont finalement remarqué que leur petit trésor fréquentait quelqu’un mais ils ont accepté, parce qu’il ne lui apportait que joie et amour à Charline. C’était le petit garçon du voisinage, sage, studieux, adorable, au visage angélique.
Angélique, hein.
Ils ont finalement grandi. Et ce fut lui, ce fut lui le coupable. Charline aurait pu rester dans son monde de petit poney qui vomissait des arcs-en-ciel, elle aurait pu vivre éternellement dans son monde idéalisé, ce monde aux couleurs étincelantes, rayés d’un noir infâme. mais il avait fallu qu’il lui propose de voir « le monde extérieur », le monde dans lequel lui vivait. cet extérieur crasseux, décoré par ces imbéciles de pigeons qui roucoulent à tous les coins de rue, par ces enfants aux voix criardes, par ces ombres sournoises qui se promenent derrière notre dos, par tous ces insouciants que tu étais. il l’a donc aidée à fuguer, il l’a donc aidée à échapper à la surveillance pendant deux heures. deux heures, le temps de l’emmener dans un parc, le temps de profiter d’un moment qui n’appartenait qu’à eux.
Charline a aimé.
Charline s’est prise d’affection, Charline a adoré cet autre monde. elle jouissait devant tous ces visages, elle jouissait devant ces vieux, ces enfants, ces pigeons, ces policiers. mais peut-être jouissait-elle plus à l’idée d’être avec lui, sans personne d’autre autour. alors, ils ont répété cet évènement encore et encore. oh, mais pas beaucoup. ils n’ont pas eu assez d’occasion.
« Fuguer est le contraire d’un suicide : on part pour vivre. »
▬ Aggoune
▬ J'pensais que tu te dégonflerai, Charline.
▬ Tu mens, tu serais pas venu dans ce cas.
▬ C'est vrai, t'as raison.
▬ On y va ?
▬ J'ai envie de faire quelque chose.
Et il a ce sourire. Ce putain de sourire en coin qui ferait craquer toutes les minettes de la rue. Celui qui dit « j'ai envie de toi, là. », celui que tu déteste et raffole à la fois. Personne ne résiste à cet appel. Debout dans son appartement, son regard accroché au tien comme s'il attendait de toi le premier pas. Mais tu n'es pas ce genre de filles Charline, t'aime te croire différente des pétasses qui circulent dans les rues d'Orléan, et si les hommes ont toujours réveillé chez toi des instincts primaires et des sentiments profonds, tu ne considères pas ça comme normal de céder aussi facilement. C'est contre la morale, contre les règles religieuses, contre tout ce que ton éducation t'as appris. Alors ta putain de mentalité instable joue le chaud et froid, quand parfois tu réprimes tes pulsions jusqu'à la frustration la plus intense, quand d'autres fois tu les laisses t'envahir jusqu'à te laisser aller à ton envie. Pour la première fois.