Mam'zelle bulle
Avait un rêve un peu spécial
Pour une bulle,
Quitter la Terre, c'est peu banal
Le front appuyé contre la vitre, Rose observait. Dehors, le ciel commençait à s'assombrir, avec ses gros nuages gris sombres, menaçants et lourds, comme s'ils étaient accrochés au ciel et pouvaient se décrocher d'un instant à l'autre. De ses grands yeux bleus, Rose regardait maintenant la rue, les passants qui se hâtaient pour éviter l'orage, des silhouettes grises recroquevillées sur elles-même pour se protéger de l'air frais et mordant. En un temps comme celui-ci, le monde extérieur ressemblait à une agression perpétuelle. Rose ne se lassait pas de ce spectacle fascinant de va-et-vient, repérant là une grand-mère promenant son chien et son extravagant chapeau, une petite fille emmitouflée dans son manteau rose, un homme avec son cartable -était-il professeur ou businessman ? Professeur, décida-t-elle, il avait l'air trop gentil et avait un regard trop innocent pour être dans les affaires- et d'autres encore, des centaines d'autres inconnus qui passaient comme des grains de sable dans sa vie et qui ne savaient même pas qu'elle les regardait et se souviendrait d'eux, peut-être, le soir dans son lit quand elle imaginerait ce qu'il se serait passé si elle était descendue et leur avait parlé. Elle imaginerait leur vie, ce qu'ils se seraient dit, imaginerait qu'ils auraient bu le thé ensemble en regardant l'orage arriver et qu'ils auraient refait le monde ensemble -ou pas le monde, mais leurs vies, à petits coups de rêveries et d'hypothèses invraisemblables. Elle aurait pu par exemple en convaincre un de devenir aviateur et d'ensemble parcourir le monde et en découvrir d'autres, ou alors , telle une marraine la bonne fée, elle aurait révélé à cette petite fille qu'elle était en réalité une princesse et que son royaume magique n'attendait qu'elle, ou alors... Rose eut un sourire et ses grands yeux bleus brillèrent d'un éclat enfantin pendant qu'elle se laissait aller à ces rêveries, son souffle chaud formant des taches de buée sur la vitre où elle s'appuyait encore. Dans quel monde exactement vivait Rose, elle-même ne le savait pas. Elle partageait sa vie entre ses recherches sur la littérature, ses brèves rencontres avec les autres, et ses interminables réflexions et rêveries bien au chaud dans son appartement. Une fois quelqu'un lui avait demandé :
"Mais dans quel monde tu vis ?". "Le mien." avait-elle répondu en toute sincérité. Elle ne savait pas et ne pourrait jamais savoir à quoi ressemblait le monde des autres, mais le sien lui convenait, d'autant plus qu'elle sentait qu'elle progressait. Elle n'aurait jamais accès au monde des autres, mais elle pouvait au moins essayer de le comprendre. Et parfois, elle avait l'impression d'y arriver, et elle en était heureuse.
BOM BOM. Rose sursauta violemment, arrachée brusquement à ses pensées. Son sourire disparu et son regard reflétait de la peur. Son coeur battait la chamade. De nouveaux
BOM retentirent, et elle fit un pas en arrière. Elle avait peur. Qu'est-ce qui faisait ce bruit
d'enfer ? Ce provenait de la porte, elle l'avait compris dès que le premier coup s'était fait entendre. Son cerveau surchauffait, imaginant tous les scénarios possibles : un cambrioleur, un voisin, un ivrogne, un démarcheur, un témoin de Jéhovah, un chauffeur de taxi, le facteur, quelqu'un qui a eu un accident et a besoin d'aide, un enfant qui s'est perdu, la police, les pompiers, le SAMU, Dieu, Diable... Croulant sous tous ces scénarios qui se mettaient en place dans sa tête à une vitesse effrayante, elle appuya sur ses tempes avec ses poings, laissant échapper un gémissement de douleur. Lorsque la migraine disparu en quelques instants, elle rouvrit les yeux et posa une main sur son coeur, essayant d'en calmer la course affolée. A pas feutrés, elle s'approcha de la porte, et tendit l'oreille, à l'affût du moindre bruit. Elle sursauta de nouveau quand une voix se fit entendre.
« Rose je sais que t'es là. »Elle arrêta de respirer, toute entière concentrée sur ces paroles. Et surtout, sur la voix qui les avait prononcées. Une voix voilée, triste, brisée, meurtrie. Une voix qu'elle connaissait, mais dont elle n'avait jamais entendu de telles intonations.
« C'est Cerbère. Tu vas pas me laisser là ? »Elle leva la tête et fixa la porte, comme si elle essayait de voir son ami au travers. Elle n'avait plus le moindre doute sur son identité, elle avait reconnu sa voix, sa manière de parler, son très léger accent grec. Mais pourquoi avait-il une voix si triste ? Lui était-il arrivé quelque chose ? Avait-il eu un accident ? Perdu quelqu'un qu'il connaissait ? Etait-il blessé ? Là encore, de nombreux scénarios se chevauchèrent dans son cerveau et elle les chassa précipitamment et se redonna une contenance. En une seconde, elle avait retrouvé son visage habituel, neutre mais tendu, et son regard fixe, intense si particulier. Elle réajusta les pans de son gilet et ouvrit la porte.
Cerbère se tenait là, devant elle. Aussitôt son inquiétude s'accrut. Ses épaules étaient voûtées, courbées sous le poids d'un malheur qu'elle ne devinait pas encore, il était débraillé et semblait avoir couru ou s'être battu. Ses traits déjà marqués semblaient encore plus creusés que d'habitude, il était pâle, ce qui faisait ressortir le noir corbeau de ses cheveux décoiffés. Dans ses grands yeux si bleus -qui étaient semblables aux siens, mais plus clairs encore- elle lisait douleur, désarroi, colère et peur. Il avait des cernes et le blanc de ses yeux était rouge. Elle resta là un instant, incapable de décider de la conduite à adopter, ne pouvant détacher son regard de son visage ravagé. Puis sans le quitter des yeux, presque instinctivement, elle tendit lentement la main et attrapa la sienne pour l'attirer doucement à l'intérieur de l'appartement. Une fois qu'il eût franchit le pas de la porte, elle la referma et se tourna de nouveau vers lui.
" - Cerbère. commença-t-elle d'une voix plus feutrée que ce qu'elle avait imaginé.
Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu as mal quelque part ?"