Je suis épuisé. Mon réveil sonne depuis trente minutes, mais je n’ai pas le courage de me lever. Pour que faire ? Je ne travaille pas. Je n’ai pas des responsabilités hormis peut-être me trouver un job. Et comme je n’en ai pas envie, je mens. Je prétends que je m’y emploie alors que je glande dans Paris toute la journée. Je n’ai pas envie de bosser. Je n’ai envie de rien. Ça m’arrive parfois. Peut-être même plus fréquemment que je ne veux bien l’admettre. Il y a des matins, comme ça, où je suis la proie du vague à l’âme. Car, dans mes draps, je ne dors pas. Je pense. Je réfléchis. Je cogite, comme on dit. Je soupire sur mon passé, envisage mon avenir, apprivoise mon présent et me pose toujours les mêmes questions : « Quel genre d’hommes serais-je si j’avais connu ma mère ? Serais-je entouré d’amis ? Aurais-je aimé mon père ? Vivrais-je toujours ici auprès des miens ?» ... Soit, des questions sans réponse qui le resteront. Comment savoir ? À l’accouchement, ma mère n’a pas survécu. Mon père m’en a voulu. Je n’étais plus une bonne nouvelle, juste oiseau de mauvais augure. Un corbeau. Un meurtrier. Un meurtrier qu’il marquait d’hématomes pour soulager sa peine. Pourtant, ce n’était pas le plus difficile à vivre. Au contraire. Le plus douloureux, c’est ce poids si dense qu’il faisait peser sur mes épaules : la culpabilité. Ses coups, de plus en plus violents, s’accompagnaient toujours d’accusations et d’insultes. Si bien qu’avec le temps, je finis par y croire. Il réussit à me convaincre de mes fautes. Des fautes inconscientes cependant.

Par chance, si mon enfance fut un chemin de croix, je n’étais pas seul à porter mon fardeau. Andrea, ma meilleure amie, était pour moi d’une incomparable bonté. Lorsque j’étais blessé, elle me soignait pieusement. Et souvent, si je riais, c’était de son unique fait. Elle déployait des trésors d’ingéniosité pour m’arracher à ma vie morose. Andrea était mon phare, mon île, mon refuge. Elle était mon seul point de repère sain. J’en suis tombé amoureux. Pas au sens propre. Non. Plutôt de l’image qu’elle me renvoyait de moi-même, du rôle qu’elle tenait dans ma vie. Dans ses yeux, je n’étais qu’un enfant. Une victime du destin. Un dommage collatéral de la folie du divin. Elle me sauvait. Son soutien était ma rédemption. Moi, j’encaissais les coups et elle, elle me ramassait... l’équilibre était parfait. Je n’en espérais pas davantage d’ailleurs.

Dans les moments les plus difficiles de mon adolescence, il n’était pas rare que j’aille dormir chez elle malgré les réticences de son père. Il ne m’aimait pas beaucoup. À ses yeux, j’étais un glandeur. Alors, un jour, il décida d’envoyer sa fille chez sa sœur pour une année. L’année la plus longue de toute mon existence. Sans elle, j’étais l’ombre de moi-même. Aussi, durant son absence, j’ai erré entre ma maison et la rue. J’y passai plus de temps que je n’aurais dû. J’y ai fait de mauvaises rencontres. J’ai pris de la drogue. J’en ai vendu. J’ai bu. J’ai fait des dettes. Je me suis attiré des ennuis. J’ai été tabassé plus souvent qu’à mon tour. J’ai rencontré des filles bien sous tout rapport que j’ai détruit par égoïsme. À son retour, elle ne m’a pas reconnu. Son père insista pour que cette fois, en effet, elle ne me fréquente jamais plus. Afin de poursuivre ses études, elle s’est tue, mais lui désobéit néanmoins. Nous nous sommes vu chaque jour, le plus souvent en cachette. Je grimpais jusqu’à sa chambre et je me posais dans son lit des heures durant au nez et à la barbe de son père. Nous avons vécu en respectant cette habitude pendant longtemps. Le temps qu’elle finisse ses études pendant que je mène encore et toujours le même train de vie. J’avais 22 ans lorsque j’ai fait ma première overdose. J’en avais 23 lorsque j’ai fait la connaissance d’Irina. Le même âge lorsque nous nous sommes installés ensemble et Andrea en avait tout autant quand elle quitta le foyer familial.

Nous nous sommes téléphoné chaque jour. Elle s’est même déplacée jusqu’ici pour me voir à l’hôpital tandis que j’étais une seconde fois victime de ma propre folie. Deuxième overdose. Irina était une mauvaise fréquentation. Une impasse. Elle m’a quitté pour un autre homme. Elle m’a jeté à la rue (je squattais chez elle) alors, naturellement, j’ai frappé à la porte d’Andrea. Je lui demandai de m’héberger et elle accepta sous l’œil désapprobateur de son copain. À son sens, je n’ai pas ma place au cœur de leur couple. Notre histoire serait ambigüe et je ne suis qu’un poids qui l’empêche d’avancer. Peut-être a-t-il raison. Je ne saurais dire les sentiments qui me lient à Andrea. Par contre, je peux nommer ceux qui naissent pour ma cadette de dix ans.

Lulla, je l’ai rencontré avant une soirée huppée. Une soirée pour les jeunes de son rang à laquelle je n’étais pas invité. J’étais seulement le dealer. Le type avec lequel une de ses amies s’envoie en l’air pour quelques réductions sur les boulettes de cocaïne. À peine avais-je posé mes yeux sur elle que je la désirai. Je la désirai de toutes mes forces. De tout mon être. Et pourtant, je n’ai pas cherché à la retrouver. Je n’avais rien à lui offrir. Elle avait déjà tout. Dès lors, qu’elle ne fût pas ma surprise de la voir m’attendre sur le bout de trottoir où je traîne pendant des heures et où je retrouve mes clients. Elle a dit : « Salut » d’une voix timide. Je lui ai répondu avec un sourire. Elle a feint l’étonnement. « Tu te souviens de moi ? Je suis une amie à Debra » a-t-elle ajouté comme si c’était vraiment nécessaire. J’acquiesçai évidemment. Je n’aurais décemment pas pu oublier pareil visage. Je me suis demandé ce qu’elle me voulait, mais assis sur mon banc, je n’ai pas bronché. Je l’ai dévisagé. Je la dévorais des yeux. Elle était irrésistiblement belle. Machiavéliquement dangereuse.

Elle est revenue me voir tous les jours à la même heure. C’était devenu un rituel. Le nôtre. Ses visites à l’appartement pendant les absences d’Andrea étaient de plus en plus courantes et, désormais, elle ne se contentait plus de quelques souvenirs. Elle met tout en œuvre pour obtenir ce qu’elle attend de moi. Une seule chose. Cette seule chose que je ne peux pas lui donner parce qu’elle est mineure, parce qu’elle est jeune, qu’elle a la vie devant elle et que je suis un bon à rien. Un sale type qui l’entraînera vers le fond. Un sale type qui n’a pas envie de la détruire alors que je la désire terriblement. Elle fait tout pour m’aguicher. Absolument tout. Elle est sans limites et je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir me retrancher derrière ma raison et mon éthique pour ne pas lui céder. La gamine sait y faire, d’autant que sa compagnie m’est plus qu’agréable. Parfois, elle me manque. Si j’osais, je parlerais d’amour entre nous. Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu aucun don pour qualifier mes sentiments.

Récemment, j’ai tenté de demander conseil à Andrea qui m’a paru étonnamment jalouse. Jalouse au point que ses menaces soient tombées comme un couperet sur ma nuque : « Soit je trouve du travail, soit je pars. » Je n’ai jamais trouvé le lien entre cet ultimatum et Lulla. Aucun. Si ce n’est peut-être de la possessivité déplacée tandis qu’elle –même file le parfait amour avec son copain (du moins, c’est ce que j’en crois).

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