« Oh, aller, y aura même Estelle…. Dis-moi que je peux y aller. » s’exclama Marie sur un ton heureux, bien que son père lui ait refusé la sortie dont elle parlait. Elle avait encore espoir que ce géniteur buté change d’avis, après tout, la fête ne commencerait que d’ici deux heures, ce qui lui laissait encore le temps de se préparer et de s’y rendre. Se confronter au « non » paternel était devenu une habitude pour la jeune fille âgée à présent de quinze ans et sous le choc émotionnel que représentait la crise d’adolescence. Sylvain se contenta de lui lancer un regard, muet. Un regard que Marie connaissait par cœur : il ne comptait pas revenir sur ses mots et encore moins reformuler sa négation. Elle n’irait pas. Point barre. Marie laissa sa fourchette glisser dans sa purée un instant, la tête posée contre sa main libre, une moue apparaissant sur son visage pâle.
« De toute manière avec toi, c’est toujours la même chose, jamais le droit de rien faire ! » conclut-elle finalement, se levant et quittant les lieux, d’un pas pressé. La porte de sa chambre claqua bruyamment et Sylvain resta seul à table. L’adolescente avait décidément choisi le mauvais moment pour se disputer avec son père. Ce dernier poussa un soupire de lassitude, avant d’avaler une cuillérée de purée. Elle était exactement comme sa mère, cette femme qu’il avait tant aimée, moralement comme physiquement. Une femme sûre d’elle, capricieuse et parfois injuste, mais une femme merveilleuse. Du moins, c’était ainsi que Johan la voyait au début de leur relation, alors qu’il n’avait que 18 ans et des étoiles dans les yeux. Il serait dérisoire de dire qu’il n’avait plus la même vision depuis le départ de cette compagne, il y avait de cela plus de quatorze ans. Marie avait alors quelques mois lorsque sa mère l’avait abandonnée, sans un mot… Laissant Sylvain seul, sans emploi et avec un enfant à élever. Le pauvre avait même pensé à donner sa fille à l’adoption, mais dès qu’il croisait le regard du poupon, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il serait monstrueux d’agir ainsi. C’était SON enfant. C’est pourquoi, il fit tous les efforts possibles, se serrant la ceinture, ne mangeant presque rien, appelant sa famille à l’aide lorsqu’il n’en pouvait plus. Il se serait tranché les veines pour que son enfant ait tout ce qu’il faut. Dès que la petite eut atteint l’âge de 2 ans, il la laissa quelques temps chez sa grand-mère et entreprit d’apprendre un métier. Ce fut alors que les annonces de recrutement de la RATP attirèrent son attention. Le long chemin qu’il prit lui donna finalement une situation stable et il put élever dignement Marie, sans ciller. Être mère célibataire, ce n’est pas simple, mais père célibataire c’est aussi difficile, voire plus.
Bref, la vie a appris énormément à cet homme aux yeux clairs, qui se levait de sa chaise doucement, se traînant vers la chambre de sa fille. Il connaissait la valeur de la famille et de la dignité. Il frappa trois coups secs contre la porte, simplement, poussant un dernier soupire. Aller, ce soir, une fois n’est pas coutume, il changerait d’avis. Preuve de faiblesse, et alors ?
« Bon d’accord, mais je t’y accompagne, et je viens te chercher à 22h30, pas plus tard. » dit-il à travers le mur. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit et une demoiselle pleine de joie vînt enlacer et embrasser son père.