« La rupture d'anévrisme représente environ 10 % des accidents vasculaires cérébraux. »

C’était tout ce que le médecin avait su ajouter, après nous avoir annoncé que c’était fini, qu’elle était partie. Machinalement, j’avais pris ma petite sœur par l’épaule, mais ma tête était ailleurs. Je ne sais pas bien où. J’avais treize ans, à l’époque, mais déjà je savais que ma cadette n’aurait pas besoin de moi pour surmonter cette épreuve. De cette épreuve, elle semble s’en être sortie endurcie, du moins c’est ce qu’elle laisse croire. Pendant des années elle a avalé des livres par centaines, appris pas moins de quatre langues… Je crois que c’était sa manière à elle d’affronter ce drame. Moi, je suis devenue solitaire. J’avais des amis, plein d’amis. Des amies. Des petites amies. Et puis plus tard, quand j’en ai eu l’âge, des amies juste pour le cul. En bref, je n’ai jamais été le solitaire dépressif dont on lit les sombres histoires dans les romans noirs, simplement il n’y a réellement que seul que je me sens bien. J’ai beau être bien entouré, adorer mes amis et ma sœur, je suis et serai toujours ce garçon solitaire qui aime passer de longues heures dans sa chambre devant un bon film.

Je me suis pris de passion pour le 7e art lorsque j’avais six ans, alors que j’allais au cinéma pour la première fois. Ce jour-là, mon père était encore une fois en déplacement à l’étranger. Quand à ma mère, elle était occupée par ma sœur, aussi étais-je seul avec ma nourrice. C’était une toute nouvelle nourrice, qui venait d’être embauchée, et je n’eus aucun mal à la convaincre de m’emmener au cinéma. J’aimais beaucoup cette nourrice, c’est peut-être pour ça qu’elle est restée si peu de temps à notre service. Elle me laissait faire presque tout ce que je voulais, tant que j’étais sage. Et puis il faut dire qu’elle était un peu fantasque, et c’est sans doute pour cela qu’elle m’emmena voir les Hauts de Hurlevent pour mon anniversaire. Ce n’est pas tant le film qui me transcenda, mais plutôt l’atmosphère feutrée des cinémas parisiens de l’époque. J’en parle comme si j’étais un vieux loup de mer, usé par le temps, mais ça fait quand même vingt ans, maintenant ! Les sièges rouges, cet immense écran face à moi. Mes pieds ne touchaient même pas le sol, et d’ailleurs je n’ai pas vu grand-chose du film. Seulement voilà, ce jour-là j’ai compris que je voulais passer le restant de ma vie assis dans ce gros fauteuil rouge. La semaine suivante, nous sommes retournés voir un autre film, et ainsi chaque semaine jusqu’à ce que ma nourrice s’en aille. Après cela, il y en a eu d’autres, mais elles refusaient de me laisser voir autre chose que des dessins animés. Et puis ma mère est morte, et comme mon père était souvent absent, je profitai de ses déplacements pour m’échapper de ma prison dorée et aller voir un film. De nouveau j’ai repris ma petite routine, allant voir un film ou deux par semaine. A chaque fois, que le film soit excellent ou complètement nul, j’avais ce sentiment, cet élan d’amour pour tous les acteurs, même les plus médiocres. Ces séances hebdomadaires devinrent un véritable plaisir solitaire. Adolescent, j’y allai parfois avec des amis, mais alors ils ne choisissaient que des blockbusters sans intérêt, et j’y retournais souvent le soir, seul.

Après mon bac littéraire, je me suis donc sans surprise lancé dans des études de cinéma. Mon père, voyant mon intérêt pour le cinéma, avait tenté de m’inscrire au conservatoire d’art dramatique après la mort de ma mère, mais j’avais refusé. Le théâtre, ce n’était pas pour moi. La scène, la gloire, c’était pour les autres. Moi, je voulais rester dans l’ombre, tirer les ficelles. Le long de mes études, plusieurs perspectives se sont dessinés. Comme j’étais très inventif, on m’a d’abord conseillé de devenir scénariste, mais je me sentais à l’étroit, face à ma copie blanche. J’ai finalement compris que ma véritable vocation, c’était de réaliser. Alors j’ai terminé mes études, et puis je me suis lancé. Ça n’a pas été facile au début, et encore aujourd’hui je suis cantonné à des jobs minables de perchman, ou, au mieux assistant d’assistant. Mais au fond de moi j’ai encore cette petite flamme, je sais qu’un jour j’y arriverai. Je ferai mon film, et alors peut-être qu’un petit garçon, dont les pieds ne toucheront même pas le sol, se dira en le voyant qu’il veut faire du cinéma.

Cet amour du cinéma, il ne paye pas. Il serait déplacé de dire que je ne parviens pas à joindre les deux bouts, étant donné la fortune de mon père. Je vis encore chez lui, et depuis peu en la charmante compagnie de sa nouvelle femme et de la fille de celle-ci, une petite blondasse à qui je tordrais bien volontiers le cou. Avec Céleste, on ne désespère pas de réussir à la faire fuir, un jour, à force de l’emmerder. Mais en attendant, la cohabitation est difficile. Le plus compliqué c’est que, justement, elle ne respecte pas ma solitude. Elle ne comprend pas que je puisse avoir besoin de calme pour travailler, ou envie de rester seul dans ma chambre. Je pense sincèrement qu’elle voudrait qu’on parte, Céleste et moi. Pour prendre notre place. Et voyez-vous, bien que j’aie vraiment hâte de pouvoir subvenir à mes besoins et quitter la maison familiale, je sais qu’au fond il me faudra rester encore un peu, car je ne peux décemment pas laisser ma sœur avec cette peste. Ça risquerait de finir mal…

© white rabbit & coclico