‘‘ ses fringues lui servent de serviette et de rideau, jeune galérien, il aime se lever tard pour se coucher tôt, afin de pas perdre ses casquettes, il les met dans le frigo, comme ça il garde les idées fraiches ’’

Elle mourrait d'envie de lui dire de lâcher ce fichu caméscope. Ça ne servait à rien. Ils appelaient leurs parents tous les soirs, depuis le début du Télévision tour — elle répétait ces deux mots souvent, encore émerveillée que tout se soit enchaîné aussi vite — et poster chaque jour des vidéos des coulisse comme il avait pris l'habitude de le faire ne ferait qu'ajouter à l'hystérie générale qui s'était emparée de leur public. Certes, ça n'était pas pour déplaire à Hannah. Elle aimait être au centre de l'attention, à plus forte raison lorsqu'elle partageait l'attention avec Léo. Mais elle éprouvait encore des difficultés à s'habituer à leur nouvelle vie. Il lui semblait loin, leur petit quotidien, à Henry IV, avec leur petite bande. Elle esquissa un sourire en songeant qu'il devait être dix-neuf heures à Paris. La Sorbonne avait probablement retrouvé le calme et le silence. Elle aurait dû s'y rendre, huit mois plus tôt, comme ses amies. Faire psycho' revenait à dire qu'elle se reposait sur l'argent de papa et maman. Certes, ça semblait stupide, dit comme ça, et particulièrement superficiel. Hannah voyait les choses comme ça, à l'époque. Sa vie était faite de musique, des délires avec son frère jumeau et des séances de shopping avec sa meilleure amie. C'était simpliste mais elle avait aimé cette vie. Celle qu'elle avait à présent, la tournée, la musique, les fans, les rappels après les concerts épuisants, c'était encore mieux. C'était jouissif. Purement jouissif. Elle sortait de chaque concert épuisée mais heureuse. Vivre de sa passion, de leur musique à Léo et elle, c'était clairement le pied. Quoi qu'on en dise.

Léo, avec ses faux airs de grand réalisateur perfectionniste, effectua un piètre travelling autour d'elle. « Arrête Léo ! » le supplia-t-elle, riant bêtement. Elle n'avait pas assez dormi, la nuit passée et cela se ressentait au son de sa voix. Oh, et à ses gloussements de dinde, également. « Dis quelque d'autre, Hannah » répliqua-t-il, dans un nouveau travelling tout aussi mauvais que le précédent. Elle leva les yeux au ciel. « Va te faire voir ? » suggéra-t-elle, réprimant mal un sourire idiot. Ce fut à son tour de lever les yeux au ciel. Parfois, lorsqu'elle regardait son frère, Hannah avait l'impression de voir son reflet dans un miroir, les cheveux courts et la barbe de trois jours en moins. Il avait les mêmes mimiques, les mêmes expressions. Mais d'eux deux, c'était elle la plus exubérante, la plus délurée. C'était elle qui finissait bourrée, lorsqu'ils sortaient, elle que les paparrazi traquaient, après les concerts. Les scandales, Hannah n'en avait pas peur. Elle avait toujours gardé la tête haute. Sans doute parce qu'elle n'avait honte de rien, ou presque.

Se prêtant finalement au jeu, Hannah tourna sur elle-même et envoya un baiser à l'objectif. « Au fait, il s'appelait comment, le mec d'hier soir ? » demanda nonchalamment Léo. La jeune fille éclata de rire puis, faisant mine de réfléchir, elle recouvra son sérieux. « Vince, non ? Ou.. attends, Bill ? J'sais plus ! » répondit-elle en riant. Elle savait qu'il désapprouvait sa vision de l'amour — au sens charnel comme au sens sentimental — mais ça ne l'avait jamais empêché d'en rire. La preuve. « Les jumeaux ! Maquillage ! » lança la responsable de l'émission — un talk-show américain — en s'approchant, son planning serrée contre elle. Hannah profita de l'intérêt que portait son frère à la responsable — se désintéressant d'elle, du même temps — pour l'attirer à côté d'elle et lui prendre le caméscope. Elle prit son menton — il fallait absolument qu'il se rase, que cette petite barbe plaise ou non aux filles — et afficha soudain un air sérieux. « Et là, Léo va aller coller son visage dans un gros sot de fond de teint, histoire de nous cacher son gros visage disgracieux » annonça-t-elle gravement. Ébahi, Léo mit quelques secondes à réagir, lui laissant le temps de se mettre hors de sa portée. Il la rattrapa en quelques enjambées et, connaissant sa faiblesse, commença à la chatouiller. « Ca va, ça va ! Aaah, arrête, Lélé, arrête putain, j'me rends ! lâcha-t-elle entre deux crises de rire incontrôlées, avant d'ajouter, à l'intention des futurs visionneurs de la vidéo : c'est un monstre, ce mec ! On rend l'antenne ! » Ses hurlements de rire avaient ameuté certains techniciens et la responsable qui baragouinait en anglais. Lorsqu'enfin, Léo la lâcha, Hannah avait les joues aussi rouges que le vernis qui ornait ses ongles. Ses cheveux défaits lui donnaient un air de sauvageonne. Ses yeux brillaient. Elle était heureuse, pleinement heureuse.

‘‘ entre deux verres, je prends un verre, qui es-tu pour me dire de me taire ? entre deux verres, je prends un verre, entre deux verres, je prends un verre, mais qui es-tu, joli garçon ? veux-tu un verre et un glaçon ? j'adore ton pull jaune et ton nom ’’

Les rayons du soleil passaient à travers les persiennes pour venir caresser ses jambes nues. Hannah grogna, roula sur elle-même pour venir buter sur un corps étranger. Etranger, chaud et mou. Un mec. Elle ouvrit brusquement les yeux, sans avoir toutefois le besoin de vérifier. « Oh, merde » lâcha-t-elle en se redressant. Encore endormie, le crâne douloureux, elle se frotta les yeux avant de bâiller. L'autre, à côté, n'avait pas bougé. Sans doute avait-il le sommeil profond. Ou alors il avait trop bu la veille. Aux vues de son propre état, Hannah jugea la seconde option la plus plausible. Chaque bruit — le froissement des bras, les voitures roulant dans la rue, en bas, le chant lointain d'un pauvre piaf probablement perdu — chaque bruit résonnait dans sa tête comme dans la galerie des glaces. Et ça faisait foutrement mal.

Il était dix heures et quart, apprit-elle en jetant un bref coup d'oeil au réveil posé sur sa table de chevet. Elle esquissa un sourire en pensant au cours qui se déroulait, depuis le début de l'année, à cette heure-ci et auquel elle avait du se rendre deux, sinon trois fois. Assise au bord du lit, Hannah se dévissa le coup pour regarder son probable compagnon de beuverie. Eurk. Gabriel. « Double merde » marmonna-t-elle. Sans le vouloir, elle piqua un fard. Gabriel, Gabriel. Il avait fallu qu'elle tombe sur lui hier soir — du moins supposait-elle, puisque jusque là, la seule chose dont elle se souvenait, c'était d'avoir mal au crâne. Paris comptait des dizaines de bataillons de crétins en tout genre et c'était sur lui que, merveilleuse chanceuse, elle avait fixé son choix d'ivrogne. Idiote. C'était indéniable, elle avait l'alcool mauvais. Et ça ne datait pas d'aujourd'hui. Ni même d'hier.

Maladroite sur ses jambes, la jeune femme fit quelques pas dans sa chambre, prenant garde de ne pas réveiller l'abruti qui avait partagé sa nuit. Lorsque des accords de guitare lui parvinrent, elle s'immobilisa. Léo, son frère, son double masculin, son alter ego musical, Léo était levé. Et elle, elle était royalement dans la merde.

Soudain réveillée par l'idée que son frère puisse la surprendre — surtout avec Gabriel, le sacro-saint crétin dans toute sa splendeur — Hannah revint en quatrième vitesse sur son lit. Elle secoua vivement le dormeur. « Debout, debout, debout, allez Gabriel, debout ! lui souffla-t-elle à l'oreille, penchée sur lui. Tu vas ouvrir tes foutus grands yeux de chiots, bordel de cul ! » Nerveuse, elle n'avait pas remarqué le grand sourire qui s'était lentement épanoui sur le visage du jeune homme. Il souleva doucement les paupières, juste assez pour croiser son regard. « Super, tes expressions, Woods » ricana-t-il, à haute voix. Elle l'aurait tué. Elle se contenta de lui écraser le visage avec son oreiller, durant deux ou trois secondes. Juste assez pour qu'il panique. Satisfaite, elle ôta le coussin et, penchant légèrement la tête sur le côté, elle lui adressa un sourire faussement angélique. « Lève-toi » lui cracha-t-elle presque au visage avant de bondir de nouveau hors du lit. Un large paravent finement ciselée dissimulait aux regards indiscrets — encore que, techniquement, seules des personnes de confiance étaient habilitées à entrer dans sa chambre.. techniquement hein — ce qu'elle appelait communément son coin fringues-en-bordel. Elle se défit de.. du tee-shirt de Gabriel, sans doute passé au cours de la nuit, dans un moment d'égarement (sic). Après une seconde d'hésitation, Hannah enfila son vieux panzeri violet — l'élastique, en bas, laissait largement apparaître ses chevilles — et d'un tee-shirt à la couleur incertaine. Elle n'avait pas l'intention de sortir aujourd'hui, alors à quoi bon faire un effort vestimentaire ? Il n'y aurait que Léo pour la voir. Qu'elle soit habillée en Prada ou à la manière de l'abbé Pierre n'avait aucune importance.

La tête de Gabriel apparut, par dessus le paravent. Qu'il aille se faire prendre par un phoque, ce crétin, songea-t-elle en lui lançant un regard noir. « tu parles vulgairement, tu sais pas te fringuer, t'es bien certaine d'être aussi célèbre ? » demanda-t-il, toujours aussi fort. Elle lui lança son tee-shirt au visage. « Dégage » répliqua-t-elle. C'était la deuxième fois, en l'espace de cinq minutes, qu'elle avait envie de le réduire définitivement au silence. C'était une idée séduisante. Le seul inconvénient, outre le fait qu'il allait hurler comme un cochon qu'on égorge si elle le blessait, résidait dans son petit gabarit. Passe-Partout, le nain de cette stupide émission qu'elle regardait souvent lorsqu'elle était petite, ou même Mimie Mathy faisait figure de géants, à côté d'elle.

Elle quitta le coin fringues-en-bordel et constata, satisfaite, qu'il était habillé et qu'il avait, ô surprise, tenté de refaire son lit. Peine perdue. Elle ne le faisait jamais. « De rien, ça m'a fait plaisir » lança Gabriel. La jeune femme fronça les sourcils. Ne pouvait-il pas parler moins fort ? Primo, il renforçait son mal de crâne, à beugler ainsi, et secundo, il allait provoquer sa perte en amenant Léo qui se demanderait à qui appartenait cette voix masculine. Elle abattit son petit poing sur son épaule avec force. « Aïe ! » s'écria-t-il, plus étonné que souffrant. Elle renifla avec hauteur avant de l'attraper par le col. « Tu vas la boucler, oui ! » gronda-t-elle. Elle se raidit lorsque, de sa main droite plaquée dans son dos, il la colla contre lui. « Désolé, j'ai cru que tu étais en train de me remercier pour la merveilleuse nuit que tu as passé » persifla-t-il. C'était si culotté qu'Hannah éclata soudainement de rire avant de recouvrer son sérieux, laissant sur ses lèvres un petit sourire mutin. Un peu trop aguicheuse — elle était presque certaine qu'il allait comprendre avant qu'elle n'agisse ce qu'elle s'apprêtait à faire — elle se mit sur la pointe des pieds. « Va te faire foutre » lui glissa-t-elle à l'oreille avant de balancer habilement son genoux entre ses jambes. Ce qu'elle n'avait prévu, c'est qu'en se pliant en deux — de douleur, ha ha — il la pousse au sol. Ils roulèrent sur le sol, dans un grand bruit sourd. C'était raté pour la discrétion.

La guitare s'était arrêtée. Couchée sur le parquet, Hannah sentait les pas de son frère jumeau se rapprochant, rapidement. Trois, décompta-t-elle mentalement, deux, un.. la porte s'ouvrit, livrant passage à Léo, une moue inquiète sur le visage. « Na', soupira-t-il en la découvrant, à moitié écrasée sous un Gabriel silencieux dans la douleur — pour une fois. Qu'est-ce tu fais bon sang ? J'ai entendu un gros.. boum ! » Elle réprima un éclat de rire puis prit la main qu'il lui tendait. « Je chasse les champignons, dit-elle avant d'ajouter à l'intention de Gabriel : quand tu auras terminé de récurer, Conchita, tu dégageras » Péniblement, il se releva. La présence de Léo l'empêchait sans doute de lancer la remarque acide qui faisait frémir ses lèvres. Rageur, il quitta la pièce sans un mot, bousculant légèrement Hannah, au passage. Levant les yeux au ciel, elle croisa le regard de son frère. Quelques secondes plus tard, ils entendaient la porte d'entrée se refermer à grand fracas. « Quoi ? » fit-elle, sentant que Léo gardait quelque chose pour lui. Il haussa les épaules, prenant l'air du grand héros qui prend sur lui de garder ses pensées secrètes. « Oh, Léo ! Crache le morceau, grogna Hannah, ou j'te préviens, tu vas passer un sale quart d'heure ! » Une vague lueur d'inquiétude passa dans les prunelles de son frère. Il soupira. « Je sais pas, je trouve que, enfin, commença-t-il, vague. Vous faîtes un très joli couple tu vois » Hannah écarquilla les yeux tandis que Léo éclatait de rire. « Si tu voyais ta tête, Na', parvint-il à articuler, tu es tordante ! » Elle secoua la tête, jouant la carte de l'agacement avant de finalement joindre ses rires aux siens. Difficile d'y résister. Depuis qu'ils avaient décidé de se retirer momentanément de scène, il lui semblait que leur complicité s'était renforcée. Ils travaillaient toujours en duo et après autant d'albums, ils avaient leurs petites habitudes. Mais c'était bon de s'arrêter, même un peu, rien qu'un peu.