L’odeur des livres, le papier jaunit, ça a quelque chose d’étrangement rassurant, apaisant. T’es venue parce que tes profs avaient dit que ce philosophe serait là, qu’il y aurait une séance de questions & réponses, alors tu t’es dis que t’irais faire un saut. Curieuse, comme depuis toujours, tu t’es extirpée de ton cocon, cette boîte à chaussure que tu loues à un prix exorbitant pour pouvoir vivre à Paris. Tu t’es habituée à l’agitation omniprésente, au rythme effréné de la vie, la puanteur du métro, mais ça fait partie du folklore de la ville.
T’es assise là, sur une chaise inconfortable, mais tu t’en moques, tu as passé un bon après midi, la discussion était bien menée, intéressante, tu ne regrette pas d’être venue à cet événement. Tu t’approches pour obtenir une dédicace, parce que ça t’amuse, et parce que tu as cette fascination étrange pour le manuscrit, tu ne sais pas le déchiffrer mais tu sais que l’inclinaison de lettres, la signature de quelqu’un peut en dire plus long sur lui qu’une biographie de 500 pages. Ça y est, t’as eu ton trophée, et un sourire de l’auteur, tu peux rentrer chez toi, mais au dernier moment, tu décides d’aller t’aventurer dans les rayons, parcourir les nouveautés.

Tu t'es isolé dans le fond du magasin, écoutant d'une oreille distraite les commentaires du philosophe, appréciant sans le montrer le timbre de sa voix, reposant, qui impregne les rayons d'une aura presque mystique. Tu n'devrais pas être là, on se débarrasse généralement de toi des jours comme celui-là, où il faut se montrer avenant et sympathique, pour animer à la fois les lieux et la conversation. Ce que tu n'es pas et n'as pas envie de faire.
Lorsque les échos de la séance de dédicaces se taisent, tu as eu le temps de relire ce livre de Byron que tu dois surement connaître par coeur. C'est étrange, comme tu peux te lasser des gens mais jamais des mots. Une jeune femme apparait, et tu souris à cette vision, à cette chair claire, ces cheveux blonds. Un sourire de complaisance, de tes sourires qui n'annoncent rien de bon. Tu t'avances vers elle, baladant ton regard sur la cascade dorée qui couvre son dos, sur les formes de son corps, encore un peu adolescentes. Quelques pas, et te voilà à côté d'elle. Roman ou poésie ?   demandes-tu simplement, les yeux désormais portés sur les noms qui bordent l'étagère en face de toi.

Tu ne l’avais pas remarqué, ce fantôme des rayons. Enfin, si, tu l’avais vu à plusieurs reprises, t’avais vu ces traits tirés, ce visage abîmé par la fatigue ou par les ravages de l’alcool ou qu’en sais-tu. Le souvenir de cet être, balloté par une vague inconnue et mystique, te revient lorsqu’en tournant la tête vers la voix, sa voix, tu affiches une petite moue indécise. – Plutôt poésie. En prose de préférence. Tu balaies la salle du regard, les gens vont et viennent, la petite assemblée est toujours bien compacte autour de la table de dédicace. – Ou bien théâtre, mais plutôt moderne. Il y a ce léger staccato dans ton français, cette marque d’ailleurs, tu la chéris, cette partie de toi qui n’est pas d’ici. Il ne te regarde pas, les couvertures d’or, les étagères en bois qui croulent sous le poids des livres. Tu resterais des heures à feuilleter les œuvres de Joyce ou de Twain. – L’anglais, intrinsèquement, est déjà une poésie. Lances-tu, rêveuse, caressant la tranche d’une édition de Pride & Prejudice qui ne semble pas dater d’hier. Tu passes d’un rayon à l’autre, te nourrissant des titres présentés, de la richesse infinie qui est offerte devant tes yeux.

Il résonne dans sa voix des accents d'autre part, la douce mélodie de l'étranger qui donne à la langue française un charme tout particulier. Tu suis ses mouvements, et ce qui te frappe, c'est cette douceur qui émane d'elle, cette innocence. Tu fronces les sourcils, ça ne te plait pas, tu n'aimes pas les ingénues. Tu ne te détournes pas pourtant, tes pas embrassent les siens et tu continues d'écouter ce délicieux accent. Corruptible. Le mot devient phare dans ton esprit et tes traits s'étirent aux commandes de tes mauvaises intensions. Tu ignores le potentiel client qui te pose une question, concentré sur l'inconnue. Tu as manqué d'être charmé par ses mots, par son intérêt pour la prose et le théâtre, pour la langue anglaise, ce morceau de toi. Il y a dans certains mots une force que je ne retrouve nulle part ailleurs. Ta voix est un murmure mais tu sais qu'elle t'entend parce que tu brises la bienséance qui régit les rencontres éphémères, épaule contre épaule. Puis tu tends le bras, arrachant à son étagère un livre poussiéreux. Tu feuilletes les pages de tes doigts usés d'en avoir trop tournées, tes doigts blessés par les cordes de ta guitare. And the pool answered, 'But I loved Narcissus because, as he lay on my banks and looked down at me, in the mirror of his eyes I saw ever my own beauty mirrored.' lis-tu avant de lui tendre ce recueil d'Oscar Wilde, une toute autre citation en tête.  

Il est étrange, ouvertement anti-conformiste, il y a quelque chose dans ce qu’il dégage qui te paraît à la fois fascinant et sombre. Tu n’y prêtes pas attention, continuant ta ronde, éternel recommencement, dans les allées où se côtoient les grands noms de la littérature anglophone. Sa remarque pourtant, te fait sourire, tu marques une pause, mais ne te retourne pas, appréciant en silence la pertinence éclatante de son propos. Tu ne peux qu’acquiescer. Son épaule contre la tienne, son murmure chantant dans ton oreille, ce serait presque digne d’un Flaubert. – et une noblesse tout en sobriété qui n’a aucun égal. Pourtant tu l’aimes,  la langue de Molière, et tu trouves que le monde a bien raison de te l’envier, de l’envier à cette foule inconsciente, parce qu’elle est romantique, lascive, sensuelle, mais tu trouves qu’elle a perdu ses lettres de noblesse, qu’elle est malheureusement maltraitée, comme une femme aux escarpins entachés de boue. Tu remarques ses mains calleuses, ses doigts maltraités, ils s’associent presque instantanément dans ton esprit à son allure générale, tout prend forme, cet air un peu éthéré de l’écorché. Tu écoutes sa voix, caressant l’extrait des poèmes de Wilde. Le choix ne te surprend même pas. Tu fais volte face, cherche ses prunelles d’un vert froid, quelque chose te dit, une fois de plus, qu’il est complexe, peut-être plus encore qu’il n’y paraît. Tu souris. Tu tends à ton tour un recueil, récitant avec emphase et un brin de malice – Keep your splendid, silent sun ; Keep your woods, O Nature, and the quiet places by the woods ; Keep your fields of clover and timothy, and your corn fields and orchards. Ce n’est pas Manhattan qui vous entoure, mais ces mots n’ont pas pris une ride.

La belle récite du Whitman, ensorceleuse, elle libère les mots comme autant de sorts et tu écoutes, religieusement, tenu quelques instants à l'écart de ta malhonnêteté. Elle t'emprisonne le temps d'une phrase et tu souris à la poésie, au coin des lèvres, à peine une ombre, une esquisse. Sa malice ne t'échappe pas, celle qui se cache au fond des yeux, qui se confond avec la force vive de l'innocence. Ton rictus s'elargit et ton esprit rebascule, tu ne t'écartes jamais bien longtemps de tes plaisirs malsains. T'es con comme ça, il faut que tu trouves quelque chose à briser, une âme à écorcher. Tu ne supportes plus les sourires qui n'ont jamais été éclatés. Envieux, jaloux, tu ne sais pas te rappeler de comment c'était la vie avant, celle qui brille dans l'regard de l'étrangère. Cette vie que tu mènes quand t'as vingt ans, quand t'as l'cœur entier, des illusions plein l'crâne. T'es au crespucule de cette décennie, et tu admires son aube, à elle, les rayons que tu voudrais lui prendre. O heart, O the bleeding drops of red, where on the deck my Captain lies, fallen cold and dead. psalmodies-tu, par cœur, en ne lâchant pas son regard dans l'espace étriqué du rayon des poèmes. Charmeur, tu détaches tes yeux d'elle pour les poser sur le quatrième de couverture, la parcourant sans la lire. Belle référence. que tu salues, avec une voix sincère qui tromperait le plus fervent de tes ennemis, puis tu reposes le livre à sa place.

Tu récites ces mots, avec la douceur d’une âme innocente, le feu qui t’anime est celui de l’amour des lettres, des textes, des intonations, tu te laisses emporter, tu ne prêtes pas attention à la noirceur qui est revenue dans son regard, son sourire. Pendant quelques instants, lorsque la lumière a refait une apparition, brève, furtive, tu choisis de retenir ces quelques secondes, parce que t’es comme ça, il faut toujours que tu vois chez les autres ce qu’ils se donnent, pour certains, tant de mal à cacher. T’es une éternelle optimiste, une sentimentale, t’y peux rien, c’est sûrement inscrit dans tes gènes. Il te répond, par référence interposée, des vers de désolation, emplis d’un froid intense, un froid de mort, et tu devrais comprendre l’avertissement implicite, mais non. Au lieu de ça, tu y trouves quelque chose de beau dans son chaos, de vivant malgré les décombres que tu ressens sans vraiment comprendre d’où ils proviennent ni ce qui les a provoqués. – Belle référence. Lâche-t-il. – 30 A. Lances-tu en retour. L’horloge fixée au mur te rappelle qu’il est temps pour toi de refermer la porte de ce petit paradis, retourner à la vraie routine, celle des notes griffonnées, des livres bien moins poétiques. Tu retournes vers le cœur de la librairie, t'arrêtes à la caisse pour payer ton bouquin, et t'abandonne de nouveau au le bourdonnement de la rue.