LES SIX CENTS MILLES.
Il paraît qu’il était attendu ce petit. Il paraît qu’il est la plus belle chose qui soit arrivée dans cette famille. Il paraît qu’il n’était pas comme les autres. Il paraît qu’il avait du retard dans l’apprentissage classique. Il paraît qu’il était remarquable quand il jouait les autodidactes. Il paraît qu’il était un de ses enfants qui papillonnent à droite, à gauche et qui s’ennuient rapidement à l’école. Il paraît encore beaucoup de choses, mais ce ne sont que des dires dont il n’en a pas le souvenir.
Six ans. Bien trop subjugué par ce qu’il a entre les mains, Winston ne porte même pas attention à l’appel de sa mère. Nous approchons pourtant des vingt heures et dans sa petite tête cela correspond au moment du dîner. Enfin, cela devrait. Depuis près de vingt minutes, le garçon a déconnecté de la réalité. Le corps est là et l’esprit est figé ailleurs. Le réflexe quotidien a soudainement disparu. Sa concentration est sur l’appareil, c’est fort probable. Son père l’attrape par l’épaule et cherche à capter son regard.
« Winston… » Pas de réponse. Le garçon continu de tourner l’objectif comme si de rien n’était. Rêverie et non insolence. Il ne l’entend pas. L’homme en est conscient. Il soupire, sachant pertinemment que l’enfant ne se vexera pas. L’œil derrière le viseur Winston remarque enfin les traits de son père.
« Hein ? » Un bond en arrière. Surprise. Depuis quand est-il là ? Il n’est pas rassuré et se mord la lèvre. Et se décontracte, car tout va bien. Milieu rassurant, sa chambre. Personne rassurante, son père.
« Ta mère t’appelle, tu sais ? » Jusque là, le garçon n’a pas encore fixé son père, les yeux dans les yeux. De toute façon, il ne le fera pas. Il ne tient pas à se noyer et il ne s’agit pas là d’une banale expression. Non, regarder quelqu’un dans les yeux revient vraiment à se noyer. Il est beaucoup trop sensible au regard des autres, même de ses parents et ses angoisses sont toujours démesurées. En attendant, Winston regarde sa montre, pose l’appareil et se faufile jusqu’à la cuisine comme si le « rappel à l’ordre » n’avait jamais eu lieu. C’était, et ce n’est toujours, pas le gars le plus bavard au monde. Le paradoxe d’Asperger. Il n’existe pas de juste milieu entre le renfermement et l’hyper sociabilité. Tout le monde vit avec. Tout le monde subit sans encore trop mettre un nom sur le problème.
UN MARTIEN AU PAYS DES NEUROTYPIQUES.
Dix ans. À cet âge là, Winston c’est le garçon le plus adorable qui soit. Sans rire, il pourrait être incapable de faire du mal à une pauvre mouche. Il ne sait pas toujours si l’autre est gentil ou sincère avec lui, Winston se base sur la confiance – quitte à se planter – et advienne ce que pourra par la suite. Littéralement. Attachant. Fidèle. Loyal. Passionné. Outre sa gueule d’ange, il n’a jamais relevé les réflexions des autres enfants à propos de son comportement distant ou de ses rêveries. Première véritable crise. Premier jour où il révèle sa part de violence. Et comme ça, sans prévenir, il a sauté sur l’un d’eux. Et c’est là que ses parents ont ouvert les yeux. Il y a définitivement comme un truc qui ne tourne pas rond chez cet enfant. C’est à la fois la nuit et le jour. Il ne parle pas, se désintéresse de tout à l’école, ne s’adapte pas socialement. C’est triste, mais les groupes humains se forment toujours par l’exclusion d’une ou deux personnes. Winston est de ceux là. Il a besoin de se sentir en sécurité pour être enclin à accepter une nouvelle personne dans son entourage. C’est mal parti dans un tel contexte, à un tel âge où les gosses rient pour n’importe quoi. Rien que son prénom est un handicap – on remerciera les racines britanniques de la mère.
« Et puis, ça ne sonne pas français, t’es nul. », ça ne s’écrit pas de la même façon que ça se prononce non plus. Alors non, ces gosses totalement étrangers à son monde, il ne les comprend pas.
« Pfff, t’es vraiment nul Winston. » Mais pourtant Winston est particulièrement intelligent. À la longue, il dira que l’école n’est pas son « truc » : ennuyé par les méthodes d’apprentissage, emmerdé par les autres élèves. Blasé en somme. Il se révèlera être un parfait autodidacte. Pédiatre. Psychiatre. Neurologue. Après un véritable parcours du combattant, Asperger sera le dernier mot des spécialistes. Le diagnostic est tardif. Winston. Les autres gamins se font diagnostiquer vers six ans. Rares sont les personnes qui ont cherché à le comprendre au fil des années, parce que c’est surtout un fait qu’on ne hurle pas sur les toits – il paraît que ça fait peur dès que google fait le lien avec l’autisme au sens large – et que ça ne se soigne pas. T’es fou, t’es con, t’es idiot, t’es handicapé mon pauvre. Les années ont passé. Il n’a pas changé et les histoires ne font que se répéter. Winston a pris conscience que très tardivement des atouts du syndrome ne retenant auparavant que les aspects négatifs. Winston a même finit par croire que lui même était quelqu’un de bien. La fameuse mémoire visuelle qui n’est pas donnée à tout le monde. Du genre celle qui frôle la névrose pour une personne normalement constituée. Pour le garçon, il s’agit d’avantage d’un souci du détail très… développé. Il se révèle être un excellent observateur. Le moindre objet déplacé, et ce même après plusieurs mois d’absence, ne passe pas à la trappe. Et n’oublions pas sa capacité singulière pour travailler où il s’investit jusqu’au bout. Tant qu’il est dans le calme, sans bruits parasites par exemple. Cette hyper connectivité sensorielle l’oblige à écouter constamment de la musique afin de ne pas entendre le bruit extérieur, de ne pas être distrait.
LOVE IS DANGEROUS FOR YOUR
TINY HEART EVEN IN YOUR DREAMS,
SO PLEASE DREAM SOFTLY
Dix huit ans. Et quand on arrive à un certain âge, on croit que les mentalités changent. On a beau être des adolescents insouciants, on a une sorte de maturité intellectuelle, une sorte de respect envers ceux qui sont différents. Et puis merde, on est tous dans le même bain quoi. Les histoires de cœur, les conflits familiaux, le besoin d’indépendance et ce sentiment constant d’être blasé de la vie. Sauf que ce n’est pas le cas. Il faut croire. On est jeune et on ne sait pas vraiment ce que l’on compte faire de son avenir. Puisqu’on est jeunes et cons. Le bruit de ce cours c’est comme le son d’un poste de télévison qui affiche de la neige, le volume étant au maximum c’est évident. Insupportable. D’ailleurs de quoi leur professeur parle-t-il ? Depuis combien de temps ce besoin d’hurler s’est-il installé chez Winston ? Depuis combien de temps prend-il sur lui ? Depuis combien de temps il a la tête entre ses bras, finalement incapable de s’exiler dans sa bulle pour s’échapper de là, il se lève et une vingtaine de paire de yeux – ou peut-être une trentaine, il n’a jamais porté plus attention que cela à sa classe – se braque sur lui. Pourtant s’isoler, c’est la meilleure chose qu’il arrive à faire. Winston en a déjà trop fait, rien ne sort d’entre ses lèvres en dehors de l’air qu’il inspire puis expire avec difficulté. En tant normal, il regarde le monde agir, incapable de bouger le petit doigt. Aujourd’hui est un nouveau jour, il faut croire. Et puis il y a ce gars qu’il ne connaît pas personnellement, comme le reste de la classe, mais qui prend sa défense. Winston ne lui a rien demandé, mais il ne le tient pas à l’écart pour autant. Il n’a jamais voulu de la pitié des autres, pas même de ses proches. Il n’a jamais voulu d’épaule sur laquelle pleurer. Ce gars c’est Camel. Ce gars c’est peut être le premier à lui avoir prouvé qu’il n’est pas aussi idiot qu’il le croit – oui parce qu’à cet âge là, on est persuadé que les parents sont tout sauf objectif. Il est la solution à ton doux problème. C’est surement éphémère, mais tu t’y accroches. Il lui change les idées, lui fait rencontrer de nouvelles têtes. Il ne semble pas changer son comportement en apprenant que Winston ne rentre pas dans le moule de la norme. Il ne le prend pas pour un assisté, ne parle pas plus lentement. C’est plaisant quelque part de pouvoir presque se sentir comme tout le monde. Et c’est dingue de voir à quel point les gens peuvent avoir pitié de vous car vous êtes autistes. Et les choses sont allées de fil en aiguille entre eux, par la suite. Au point de ne plus pouvoir se passer de l’autre. Ce qui s’avèrera être malsain. Parce qu’Asperger viendra pointer le bout de son nez dans cette histoire. Parce que Winston a la fâcheuse tendance à s’approprier ceux qu’il considère comme proches, ce qui fait de lui une personne particulièrement jalouse. Jalousie qui sera donc responsable d’accès de violence et d’une multitude de crises d’angoisses non justifiées. Au point de finir par vivre ensemble. Au point où Camel lui sort :
« T’es comme une drogue Winston, tu le sais ça ? » Camel et Winston ça sonnerait presque comme Nancy et Sid. Il en a conclu qu’ils sont prédestinés. Et les trois années qui ont suivis sont surement les meilleures de sa vie. Vous savez cette petite sensation dans le ventre quand vous voyez cette personne qui vous est chère.
I feel sick, like there's something in my stomach...fluttering. Sauf que si Winston a appris à vivre avec le syndrome du mieux qu’il le peut, c’est à dire avec les hauts et les bas incessants, et autres détails, d’autres personnes n’ont pas tenu le coup. On peut subir les effets jusqu’à un certain point. Pas besoin d’un dessin pour voir quelle est la personne qui a brisé son bout de bonheur.
« Je suis désolé Winston. Je t’aime, mais je n’y arrive plus. » Incapable de déchiffrer le langage du corps, ni même à apprendre la base de ce genre d’« expressions », le brun n’a rien vu de tout cela arriver. Mais c’est tout de même arrivé. Il aurait pu lui en vouloir. Non en fait, il lui en a voulu. Vraiment. Longtemps. Mais allez savoir, il est allé se mettre dans le crâne que Camel Al-Kâtib est sa propriété, que cette situation est passagère et qu’un jour il reviendra. Il prend trop doucement conscience que cela ne se fera pas tout seul, qu’il devra mettre du sien, qu’il devra s’ouvrir un peu plus à lui, à son entourage. Il le voit faire sa vie, il le voit le considérer comme un ami ou du moins une relation qui s’y apparente. Malheureusement, Winston est certain qu’il ne sera pas ce type extraverti, mais il paraît qu’un juste milieu existe. Et c’est surement à partir de cette période qu’il deviendra… méconnaissable
Winston serait finalement malsain pour lui-même.
— JE SUIS PARTI PARCE QUE J'AI TOUT FAIT.
— QU'EST-CE QUE TU DIS ?
— JE SUIS PARTI PARCE QUE J'ÉTOUFFAIS.
Et puis si sa relation a mal tourné avec le fameux Camel et qu’il a fait toutes les promesses au monde pour s’améliorer, calmer sa jalousie, ses angoisses quitte à consulter plus régulièrement, « agir et promettre c’est toujours plus facile à dire qu’à faire. » Alors sur un putain de coup de tête, il s’est retrouvé de l’autre côté de l’Atlantique. Pas seul. Mais pour lui rien d’ambiguë, rien à attendre. Car si Winston se considère comme étant homosexuel, dans le fond il est tombé amoureux qu’une seule fois et les choses ne sont pas prêtes de changer. Alors, il peut apprécier Morgan, ils peuvent avoir fait ce qu’ils ont fait, dans sa petite tête ce n’est pas la même chose. Ça ne compte pas. Et quelque part, leur escapade fut une des meilleures façons de prendre conscience de son… addiction. Ouais, voilà le mot. Addiction. Et se retrouver du jour au lendemain avec la merde jusqu’au cou… Ce n’est pas pour se faire remarquer. Ni pour provoquer. Ce n’est pas voulu, non plus. C’est fait, certes, mais il est hors de question que cela reste ainsi. Et bien qu’il commence à se faire un petit nom par ici en tant que photographe, Winston ressent le besoin de retourner sur ses terres natales. Avant… avant de devenir véritablement dingue.