Florence, valise à la main, sortit à l’extérieur en coup de vent, les traits de son visage tiraillés par sa détermination. Et son indifférence, quelque part. Ambroise, les bras levés dans les airs, la suivit aussitôt, tentant de lui parler afin de la retenir tandis qu’elle se dirigeait vers sa Beetle.
« Tu peux pas me laisser, Florence. Pense à Camille, pense à quelle genre de vie il aurait… » La femme ricana et jeta sans ménagement sa valise sur le banc arrière de sa petite voiture.
« C’est toi qui voulais un enfant, Ambroise, pas moi, alors assume, merde ! Assume et élève-le, ce gosse, si ça te chante. » « Tu peux pas être sérieuse. Non mais tu t’entends parler ? » Le ton montait et les voisins avachis sur leur balcon qui profitaient de ce bel après-midi de printemps n’en perdaient pas une miette.
« Qu’est-ce qui te prend ? » siffla Ambroise entre ses dents, les yeux exorbités.
« Il me prend que j’ai envie de voyages, j’ai envie de partir loin. » C’était donc ça. Son esprit volage prenait le dessus. Cette femme ne pouvait pas être domestiquée; elle était sauvage, elle appartenait à l’océan et aux prairies. Elle avait bien voulu essayer de s’établir avec lui, il y a un an, mais tout ça n’avait été qu’un mensonge, au fond. Il se sentait con de s’en rendre compte que maintenant.
« Parce que, penses-y, on n'a que dix-huit ans. La vie s’ouvre devant nous et toi tu es déjà prêt à couper tes ailes. » Ambroise baissa la tête. Il ne savait pas quoi répondre à ça. Il n’était pas un ambitieux ni un aventurier; lui, tout ce qu’il avait toujours souhaité, c’était d’être heureux. Et il ne lui fallait pas grand-chose pour l’être. Il tenta une nouvelle fois de la retenir :
« Tu veux pas rentrer, Flo ? On parlerait, tout irait bien et… » Mais sa compagne le coupa dans son élan, ouvrant avec frustration la portière de son véhicule :
« Non ! » Elle prit place à bord de la voiture et fit ronronner le moteur.
« Je t’enverrai une carte postale du Canada. » lança Florence en souriant ironiquement derrière la vitre à moitié baissée. Mais Ambroise prit ses paroles au sérieux et appuya ses mains contre la portière.
« Promets-le-moi. » La femme, pensive, le regarda et hocha la tête après un moment de silence.
« Promis, Ambroise. » Sur ce, elle partit en trombe sans demander son reste. C’était fini. Ambroise, lorsqu’il rentra à l’intérieur de l’appartement, réalisa qu’il n’avait plus qu’un bébé qui s’époumonait comme si sa vie en dépendait, et l’espoir qu’une carte postale arrive un jour dans sa boîte aux lettres.
La carte postale n'arriva jamais. Et pendant qu’Ambroise l’attendait, le petit Camille de Montmorency grandissait. C’était un garçon futé et vif d’esprit qui se passionnait de football depuis qu’il avait appris à courir. Contrairement à ce qu’avait craint Ambroise, il était facile d’élever ce petit. C’était peut-être parce qu’il s’entendait naturellement bien avec les enfants, en général. Il trouvait toujours du temps à consacrer à son fils, qui avait maintenant six ans, et son job au musée et n’eut-ce été de son sentiment pesant de solitude qui allait et venait contre son gré, sa vie aurait été parfaite. Bien sûr, Florence lui manquait, mais le temps aidant, il sut aller de l’avant et mettre un trait sur le passé. S’occuper de Camille, l’élever convenablement, l’aidait à ne pas sombrer dans la déprime. Puis, un beau jour, le petit bonhomme eut envie d’en savoir plus au sujet sa mère. C’était un vendredi soir comme tous les autres vendredis soirs : Ambroise avait aidé Camille à faire ses devoirs, puis ils avaient mangé du spaghetti bolognaise devant la télé’, assis côte à côte sur le canapé. C’était leur petit rituel qui annonçait le week-end; ils faisaient ça depuis un an environ. Mais ce soir-là, il se passa quelque chose de différent : Camille posa une question.
« Papa ? Elle est où, Maman ? » Ambroise se tourna vers lui. Il ne parla pas pendant un moment, cherchant ses mots. Il n’avait tout simplement pas envie d’écraser l’innocence de son fils avec la vérité, dure et froide. Camille n’avait pas besoin de savoir que sa propre mère n’avait pas voulu de lui. Elle l’avait porté pendant neuf mois, mais c’était bien là toute l’affection qu’elle avait daignée lui offrir.
« Honnêtement, je n’en sais rien. Ta mère voyageait… voyage beaucoup. » « Elle va rentrer, hein, dis Papa ? » Ambroise laissa échapper un rire bref, émerveillé par la candeur de l’enfant. Il déposa leurs assiettes vides sur la table basse devant eux et passa un bras autour du cou de Camille, serrant son corps contre le sien.
« C’est possible. Je n’en sais rien, Cam. » Il valait mieux que l’enfant se contente de cette réponse. Ce serait toujours mieux qu’un mensonge.
« Si on ne se dépêche pas, il n’y aura plus de place, alors dépêche, Papa ! » criait Camille avec enthousiasme, son ballon de football entre ses petites mains. Le petit avait déjà dix ans et il était trop adorable lorsqu’on lui demandait son âge et qu’il souriait en montrant joyeusement ses dix doigts. Le temps passait bien trop vite; c’était cliché, mais vrai. En le voyant trotter avec excitation à quelques mètres en avant de lui, Ambroise se sentait fier. Il avait réussi à élever son fils sans l’aide de personne et le résultat, pour parler crûment, était satisfaisant. Camille était poli, gentil et très comique – bien sûr, il n’était pas pourvu que de qualités et Ambroise avait appris à vivre avec sa gourmandise, son petit côté manipulateur afin d’obtenir une glace pour dessert, une demi-heure de plus avant d’aller au lit, etc. N’empêche qu’il demeurait un bon gars et que son père ne s’en faisait pas trop pour son avenir.
« J’arrive, j’arrive. » répondit Ambroise, les mains enfouies dans les poches de son manteau. Lorsque le terrain familier fut en vue, Camille donna un bon coup de pied à son ballon, qui s’envola haut dans les airs avant d’atterrir quelques mètres plus loin. Comme prévu, le terrain était désert, de même que les estrades : il n’était que six heures et demie du matin. Ambroise aurait adoré faire la grasse matinée en cette journée de congé, mais son fils avait insisté la veille pour venir s’entraîner et… que ne ferait-il pas pour lui, n’est-ce pas ? Le père et le fils s’amusèrent donc pendant l’heure qui suivit à s’envoyer le ballon, puis à pratiquer des feintes en position d’attaquant. Ambroise craquait à chaque fois qu’il voyait les prunelles de Camille briller comme ça. Il savait alors qu’il avait pris la bonne décision en restant à Paris. Florence avait tort d’être partie et de les avoir abandonnés.
« Bon, je prends une pause, moi ! » annonça d’une voix éreintée le muséologue.
« Quoi, déjà ? T’as même pas encore vraiment couru, t’as fait que garder les buts. » protesta l’enfant en ramassant néanmoins son ballon.
« Je sais. Je deviens vieux. » plaisanta Ambroise en allant s’échoir sur le long banc réservé aux footballers professionnels. Camille s’esclaffa en le rejoignant. Ambroise, même s’il était assis, continuait d’haleter comme s’il venait de courir un marathon. Il toussa violemment pendant un long moment, puis il s’arrêta, la gorge et les poumons en feu. Décidément, retomber malade alors que le printemps montrait le bout de son nez : quelle poisse ! Avec un peu de chance, ça passerait après une semaine.
« On invite Camélia ce soir ? » proposa l’enfant avec un sourire timide. Ambroise tourna la tête vers lui, amusé.
« Pourquoi, tu t’ennuies d’elle ? » le taquina-t-il. Les joues cramoisies, le petit homme répondit avec candeur :
« Je l’aime bien, moi. » Ambroise porta son regard sur le terrain, sans regarder quoi que ce soit. Songeur, il marmonna :
« Oui, moi aussi. Peut-être qu’on l’invitera ce soir, peut-être bien. » Camélia et lui étaient rapidement devenus de bons amis, puis avaient commencé à se voir plus souvent, généralement encouragés, il fallait le dire, par Camille.
« Bon, tu t’es assez reposé, là ? On continue ? » Pour toute réponse, Ambroise se leva et jogga jusqu’au centre du terrain, où il s’arrêta abruptement, une douleur lancinante gonflant dans sa poitrine. Il avait l’impression qu’une chose vivante s’était cavalièrement invitée dans son corps et était en train de le dévorer tout cru. Il ne pensa à ce moment-là qu’à trois petits mots : ça faisait mal. Il plaqua sa paume contre son torse en prenant de grandes respirations, quand un ballon fracassa soudainement son crâne, le faisant tituber.
« Camille ! » gronda-t-il en faisant volte-face. Son regard devait être menaçant ou effrayant – ou les deux – car l’enfant recula de quelques pas en le voyant.
« Papa… ? » Au bout d’un moment, la douleur disparut comme elle était venue, mais pour ne pas jouer avec le feu, Ambroise déclara que l’entraînement était terminé pour aujourd’hui. Camille geignit, mais le suivit quand même hors du terrain. Ils s’engagèrent sur le trottoir, le même qu’ils avaient emprunté pour venir jusqu’ici.
« T’es pas fâché, dis ? » demanda Camille, les sourcils froncés.
« Pourquoi le serais-je ? » « Ben… t’as reçu un ballon sur la tête. À cause de moi. » Ambroise sourit.
« Je ne suis pas fâché et je ne t’en veux pas. » Soulagé, le gamin s’arrêta brusquement et serra la taille d’Ambroise qui, sur le choc, sursauta.
« Hey… Ça va, ça va. » « Je m’excuse quand même. » « Tu es tout pardonné. Là, tu vas te décoller de moi, on va rentrer à la maison et préparer trois couverts pour le repas de ce soir. » « Trois ? » « Ne me dis pas que tu as oublié Camélia ? » Les yeux du gosse s’éclairèrent.
« Elle va venir manger avec nous, trop cool ! » Oui, si elle est disponible pour ce soir, songea Ambroise, sans toutefois exprimer sa pensée à voix haute pour ne pas démoraliser son fils. Ils rentrèrent donc côte à côte, ignorants tous deux ce que la mystérieuse douleur à la poitrine d’Ambroise signifiait réellement.