J'étais là, face à cette figure déformée par les aiguilles, par ces produits laiteux aux parfums infectes et ce masque qui bouchait chaque pore de sa peau vieillie par le temps ; J'étais là, droit comme un piquet avec mes Clarcks boueuses, tenant presque en équilibre sur mes chevilles endolories. J'étais là, avec ce regard qui m'interrogeait pour nourrir une probable soif d'attention diablement hypocrite, comme si ma présence lui était aussi précieuse que ses crèmes de beauté. Et enfin, j'étais là, humant la fumée piquante de sa cigarette, fronçant mécaniquement mon nez avant de baisser les yeux sur le parquet poussiéreux de la cuisine, et de libérer mon sac à dos de l'emprise nerveuse de mon poing, serré à m'en planter le peu d'ongle qu'il me restait dans ma chaire encore juvénile. « Où étais-tu passé ? » Je laissais traîner les bandoulières sur le sol au rythme de mes pas, traînant avec lassitude le poids de tous mes livres de cours jusqu'à la première marche de l'escalier qui montait à l'unique étage de l'appartement parisien en ruine, ne daignant aucunement répondre à cette femme hideuse, qui éveillait en moi un dégoût encore plus intense que celui que je pouvais avoir pour la vie. Pour ma vie.
Alors qu'elle reprenait ses corvées de ménagère, je m'efforçais de regagner ma chambre dans un silence palpable, tout en passant discrètement devant la porte du bureau de celui que j'étais presque forcé de considérer comme un père, entre-ouverte. Mes prunelles s'attardèrent sur son faciès serti de profondes rides, et sur cette expression sévère qui entourait chaque parcelle de son visage, tout comme les larges sillons qui striaient son front découvert par une calvitie naissante. Il profilait face à son large bureau en bois brut, assis dans son fauteuil en cuir et concentré sur une immense pile de documents. La sueur coulait le long de ses joues bouffies, pendant que son pouce caressait mécaniquement la bouteille de whisky qui prônait au bout du meuble. L’espace de quelques secondes, je venais de graver cette vision du maitre des lieux dans ma mémoire, une dernière fois, tout en frottant délicatement mon œil droit, peint d'un coquard violet.
Vous savez, j'aurai aimé ne plus jamais avoir à remettre les pieds ici. J'aurai aimé ne plus jamais avoir à sentir la douleur des hématomes sur mes articulations. Ne plus avoir à me cacher sous une trentaine de pansements, de bandages. Ne plus jamais avoir à entendre : « Estime-toi heureux qu'on ait eu pitié de toi. »
Parce qu’au fond, c’était bien ça qui m'était le plus insupportable.

Il n’était rien de plus que cette noirceur qui tapissait les murs de la demeure. Rien de plus que cette odeur amère qui embaumait le grenier. Il n’était pas plus présent que le vase de porcelaine qui habillait le coin de la cheminée. Ni plus remarquable que la rose rouge qui sommeillait sur sa commode. Il n’était que cette sinistre silhouette qui habitait les lieux. Que cette ombre vivace qui fuyait le jour. Il n’était que le fils de. Il n’était que l’enfant qui. Il n’était qu’un nom. Qu’une entité abstraite. Qu’un visage parmi tant d'autre. Qu’un corps sans vie. Il n’était que cette mélodie qui serpentait le long des couloirs. Que ce souffle qui chatouillait les tapisseries moisies. Que cette vieille bouteille de vin rouge qui croupissait au fond de la cave. Il n’était que ce gosse appuyé contre la fenêtre de sa chambre. Il n’était que ce regard perdu dans le vide. Il n’était que cette pensée noire qui s’égarait dans son esprit. Il n’était que le reflet de lui-même. Le reflet de quelqu’un qui ne savait plus comment voir le monde. Ni comment le découvrir. Ni comment l’apprécier. Il ne faisait qu’être là. Statique. Inerte. Et il ne faisait que rêver. Rêver d’un ailleurs. Rêver d’un quelconque univers. D’une quelconque planète. Là où peut-être il pourrait s’échapper. Ne serait-ce que quelques secondes. Que quelques minutes. Jusqu’à ce que la réalité reprenne le dessus. Jusqu’à ce qu’elle le noie dans ses illusions. Jusqu’à ce qu’elle l’emporte dans son tourbillon. Jusqu’à ce qu’elle l’étouffe avec ses mensonges. Jusqu’à ce qu’elle lui redonne cet étrange goût de doute. D'incertitude.

Si j'ai cherché à découvrir qui étaient mes parents ? Non. Il inspira, détournant un bref instant son regard sur ses mains sagement posées sur ses cuisses, paumes contre tissus. Elles étaient crispées, tendues. Pas tremblantes, ni faible. Juste moites, nerveuses. Il déglutit, relevant ses pupilles chocolatées sur le large bureau carré face à lui. Il détailla le bois. Ce même type de bois sur lequel il y avait laissé une marrée de sang, un jour, à onze ans. Il esquissa un sourire amer. Un rictus. Puis pouffa. C'était peut-être bien des ados de 15 ans. Ou des clochards. Peut-être même que ma mère était une pute. Et mon père un alcoolique. Ou alors, c'était une princesse. Et lui, un fumier d'violeur en série. Il haussa les épaules, résigné à n'être qu'un marmot de plus refilé dans les pattes du système. Un marmot pas plus important que le douzième lapereau d'un stupide garenne qui se fera tôt ou tard déchiqueter par les roues d'un camion poubelle. Mais peu importe. C'que j'sais aujourd'hui, c'est qu'c'est dur de s'aimer quand vos parents, eux, ne l'ont jamais fait. Et j'parle pas que pour moi. Y a des milliers, des millions, des milliards de gamin dans le monde qui n'auront peut-être jamais le sentiment d'être aimé. Il déglutit une nouvelle fois, passant l'une de ses mains dans sa nuque, machinalement. Il passa sa langue sur ses lèvres, comme pour stopper le vacillement de leur chaire, en proie aux émotions qui le submerge de l'intérieur. On m'a jamais aidé. On m'a jamais dit : Maintenant, tout va bien aller. On m'a jamais dit : tu es quelqu'un de bien. On m'a jamais dit : il y aura toujours quelqu'un pour t'aimer. On m'a jamais donné de l'importance. Il se leva subitement, posant avec délicatesse ses mains au bord du bureau et se penchant vers son interlocuteur. Il le fixa, droit dans les yeux. Pour moi c'est trop tard, j'ai plus rien à espérer. Mais j'veux être là pour ces mômes. J'veux leur donner une chance de ne pas foutre leur vie en l'air.

Il y avait Julien, 14 ans, Julien et son accent du sud. Julien et ses expressions du bled. Julien et ses joggings Addidas. Julien et ses fous-rires incontrôlables. Julien et sa sincérité. Il y avait Marie, 16 ans. Marie et sa petite Lou. Marie et ses excès de colère. Marie et ses appels à l'aide. Marie et ses prunelles pétillantes de vie. Il y avait Gédéon, 2 ans, avec son minois adorable, son innocence, et l'amour qu'il avait à donner. Il y avait Karim, 13 ans, Karim et son fort caractère. Karim et son Q.I supérieur à la moyenne. Il y avait Juliette, 17 ans, Juliette et son regard franc, sa grande gueule. Il y avait Noémie, 9 ans, et sa passion pour l'équitation. Noémie et ses cadeaux farfelus. Noémie et son sens de l'humour. Il y avait Mathieu, 7 ans, Mathieu et ses insomnies. Mathieu et son besoin d'être rassuré. Mathieu et son grand cœur. Il y en a des centaines, des milliers des gosses comme ça. Des gosses uniques. Des gosses pas plus débiles que d'autre. Des gosses pas plus turbulents que d'autre. Des gosses normaux. Des gosses attachants. Des gosses qui étaient juste paumés. Des gosses qui ne savaient plus où était leur place. Des gosses que j'me suis efforcé de guider. Des gosses que j'ai apprécié, que j'ai adoré. Des gosses dans lequels j'me voyais. Des gosses que j'pourrais jamais oublier.