▼ TU TE RENDS COMPTE QU'ILS T'ONT JAMAIS AIMÉE. POIGNARD DANS LE COEUR : T'AS QUE HUIT ANS.
18 OCTOBRE 1993. Le trajet du retour entre l'école et la maison lui a paru bien trop court à son goût. Pourtant, elle a pris tout son temps pour rentrer. Lentement, elle pousse la porte et retire ses chaussures, avant de suspendre sa veste au porte-manteau. Il faut que tout soit parfaitement à sa place pour que son père ne pique pas de crise. Elle passe ensuite dans le salon pour commencer ses devoirs, assise au bout de la longue table à manger. Invisible. Dans le canapé, son père parle fort ; il cherche parfois ses mots et marmonne dans sa barbe. Tant de petits détails qui lui confirment qu'il est saoul. En plus des deux bouteilles de whisky posées près de lui. Vides. Sa mère ? Elle est quelque part dans la maison, aussi silencieuse et invisible qu'elle. La gamine retient un soupir et ouvre ses cahiers.
Lenaïg n'a jamais connu d'instants paisibles dans cette maison. D'aussi loin que lui remontent ses souvenirs - et Dieu sait à quel point sa mémoire est exceptionnelle - il n'y a eu que des cris et des insultes. Au mieux une indifférence totale. Entre un père alcoolique jusqu'à la moelle que l'ébriété rend violent et une mère trop effrayée par son mari pour oser s'interposer, la maison familiale devient une prison dont elle n'arrive pas à s'échapper. Les professeurs à l'école ne se doutent de rien. Ils ont bien entendu été étonnés qu'elle rentre seule à la maison à son âge, mais personne n'a posé de questions. Et ce n'est pas plus mal au goût de la petite, qui fronce le nez et pousse un soupir en attaquant un exercice de mathématiques.
« Oh ta gueule la mioche, tu me pètes les couilles avec le boucan que tu fous ! » Lenaïg sursaute et lève timidement les yeux. Concentrée dans ses devoirs, elle n'a pas fait attention à son père qui s'est levé et la surplombe de tout son mètre quatre-vingt-quatorze. Sa large main calleuse se lève et le bruit de la gifle retentit dans le salon. Les lignes bien tracées du cahier se teinte de carmin alors que la fillette pose une main sur sa joue qui chauffe. Sa lèvre s'est fendue sous la violence du coup et la douleur pulse vivement dans son visage, au rythme des battements effrénés de son coeur. Elle tourne la tête. Sa mère est dans l'encadrement de la porte, un air vaguement désolé sur le visage. Coupable, surtout. Elle tourne les talons pour aller préparer le dîner. Lenaïg prétextera une collision avec une porte de placard le lendemain matin, à l'école, pour faire en sorte que personne ne s'inquiète.
Le soir du 18 octobre 1993, c'est la première fois que Pierrick Le Bihan lève la main sur sa fille. La première fois d'une longue série qui durera huit ans.

▼ RAS LE BOL GÉNÉRAL, TU CLAQUES LA PORTE SANS TE RETOURNER. SOULAGEMENT : T'AS SEIZE ANS.
7 JANVIER 2001. Le bruit des coups remplit l'atmosphère du salon, accompagné des reniflements mal étouffés de la mère et des rares gémissements qui passent les lèvres de la fille. Elle essaie d'esquiver comme elle peut, mais c'est peine perdue. Elle est mince, presque maigre, elle a hérité de la constitution corporelle plutôt malingre de la femme qui lui a donné la vie et elle ne peut définitivement pas faire le poids sur un affrontement purement physique. « T'es vraiment... qu'une fille de pute ! J'me d'mande c'qui m'a pris d'lui dire oui à c'te pétasse quand elle m'a réclamé un gosse ! » Elle encaisse les insultes en serrant les dents. Son visage est en sang, elle ne sent plus son bras droit et son ventre ne doit plus être qu'un grand hématome bleu sous son haut. Elle frissonne.
Lenaïg ne comprend pas ce déchaînement de violence. D'habitude, il est plus réservé. Il se retient pour éviter qu'on pose trop de questions au lycée, pour éviter d'avoir l'assistance sociale aux fesses. Mais là... La soirée a d'abord commencé par des insultes, comme souvent, qu'elle a appris à ignorer au fil des années. Puis sa mère a eu le malheur de faire crisser son couteau sur son assiette, il a voulu lui administrer une correction, elle s'est interposée. Et il s'est déchaîné sur elle.
La large main aux doigts trop forts se referme sur sa gorge pour la soulever et la coller au mur. Elle suffoque, son regard bleu glace rencontre les iris chocolat de Pierrick. « J'vais faire ce que j'aurais dû faire à ta naissance. J'vais te crever, petite traînée, j'vais te trouer la peau et repeindre les murs avec ton sang crade, t'entends ? » Le monde tourne au rouge sous l'effet de la colère. Avec une force qu'elle ne se serait jamais soupçonnée, elle fait remonter son genou entre les cuisses de son géniteur et percute violemment son entrejambe. Il lâche un meuglement de taureau blessé et la relâche pour se plier en deux. « Sale fille de pute ! » Elle ne l'entend pas, elle est déjà remontée dans sa chambre. Elle ouvre deux grands sacs de voyage et fourre tout ce qui est possible dedans. Vêtements, livres, quelques peluches, sa trousse de toilette, une petite réserve de nourriture et de l'eau. De l'argent, aussi. Pas loin de sept cent euros qu'elle a réussi à économiser sur son travail de baby-sitter des quatre dernières années et qu'elle a soigneusement cachées à son ivrogne de père. Les sacs bouclés, elle redescend sans un mot.
« Tu fous quoi, petite salope ? » Lenaïg prend cette fois la peine de répondre. Sa voix est sèche, cassante, étonnamment neutre malgré tout. « Je me casse de cette putain de maison de merde. J'en ai marre de recevoir des coups de la part du gros porc lubrique et imbibé d'alcool qui me sert de géniteur. J'en ai marre que la femme qui m'a mise au monde soit assez lâche et stupide pour laisser la chair de sa chair prendre les coups à sa place sans essayer de s'interposer alors que sa gamine de seize putains d'années a essayé, pour une fois, de la défendre. Je me casse et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. » Elle crache un filet de salive ensanglantée sur le carrelage de l'entrée et claque sa porte sans un mot après avoir laissé retomber ses clefs.
La nuit du sept janvier 2001, Lenaïg tire un trait définitif sur sa vie familiale et prend plutôt le chemin des routes. Le lendemain, à la même heure, elle arrivera à la gare SNCF de Massy, en région parisienne, sans se soucier des regards horrifiés sur ses blessures, ni des chuchotements concernant son jeune âge apparent.

▼ LES AUTRES TE COMPRENNENT PAS MAIS C'EST PAS GRAVE. SENSATION DE LIBERTÉ : T'AS VINGT-DEUX ANS.
7 AOÛT 2008. Elle a grandi, elle s'est affinée, c'est plus la gamine fugueuse de seize ans qu'on a sous les yeux mais bel et bien une jeune femme qui s'en est relativement bien sortie pour une sans domicile fixe. Elle a passé une année et demie en banlieue parisienne, squattant les halls d'immeubles et les cages d'escalier l'hiver, privilégiant les auvents des magasins ou de vieux recoins dans des chantiers abandonnés l'été. Elle s'est fait des amis, d'abord des jeunes de la cité, des Arabes ou des Noirs qui la regardaient arriver, elle, la petite Blanche un peu paumée avec ses cicatrices partout sur la peau et son sourire un peu hésitant, comme si elle n'avait pas été habituée à pouvoir le faire. Ils lui ont redonné confiance en elle et dans les autres. Ils sont tous un peu de la rue dans un sens.
Lenaïg n'est montée à Paris même qu'un an et demi plus tard. Après ses dix-huit ans, en fait. Là encore, des amitiés se sont crées, que ce soit avec les résidents des immeubles du quartier qu'elle squatte sur le moment ou alors avec le personnel de la Pitié Salpêtrière où elle va souvent gratter du café le matin, même avec d'autres SDF comme elle. Il y a Louise, la quadragénaire sèche comme un coup de fouet, la peau toujours tannée par le soleil qui a tout perdu au jeu à cause de son mari ; Yann, un jeune comme elle, la vingtaine, foutu à la porte par ses parents élitistes après son échec dans ses études. Et puis il y a le vieux Pierrot, soixante-dix-sept ans, dans la rue depuis plus de quarante ans, qui les surveille comme un grand-père.
C'est le vieux Pierrot qui l'observe ce jour-là de sa vingt-deuxième année, en train de cajoler une petite boule de fourrure décharnée qui a pourtant les yeux brillants de contentement. Le petit Croissant, recueilli quelques jours plus tôt à peine, abandonné dans la rue lui aussi. Un chiot, à peine six mois. « T'es sûre d'en vouloir de ce sac à puce ma fille ? » La voix grave et usée par des années de tabagisme se veut bourrue, mais Pierrot retient mal son attendrissement face à l'animal. Lenaïg sourit et hoche fermement la tête en le recalant sous son t-shirt, juste contre son ventre autrefois si malmené par son géniteur. « Ce n'est pas un sac à puce, c'est un épagneul breton, il s'appelle Croissant et oui, je suis sûre de vouloir le garder, Papy Pierrot. Te fais pas de bile. »
L'après-midi du sept août 2008, Lenaïg scelle ce qui deviendra une amitié plus infaillible que celles qu'elle a connues jusqu'à présent. Mais ça, elle ne le sait pas encore.

▼ ET MAINTENANT, QU'EST-CE QUE TU VEUX FOUTRE ? SORTIR DE LA RUE : T'AS VINGT-SEPT ANS.
MAI 2012. Il pleut sur Paname. Dans son abri, elle se love le plus étroitement possible contre la chaleur de Croissant et tant pis pour l'odeur de chien mouillé, il fait trop froid. Elle a dû choper la crève. Tant pis. Le vieux Pierrot est mort en 2010 d'une pneumonie découverte trop tard, c'est les risques de la vie dans la rue. Il faut s'y faire, c'est tout.
Lenaïg referme les yeux et refait un moment le parcours de sa vie. Une naissance mal tombée dans la mauvaise famille avec une mère incapable de la moindre once de courage et un père alcoolique qui battait les deux femmes de la maison dans ses moments de bordée. Une fuite à l'âge de seize ans, abandonner sa chère région Bretagne pour la capitale du pays, enfumée et polluée. La découvrir en vérité d'une beauté étrange, différente de celle des plaines bretonnes, moins mystérieuse. Plus audacieuse. Faire sa vie dans la rue, rencontrer des gens, en perdre d'autres, les voir se rapprocher ou s'éloigner sur fond de tabac et de nuits à la belle étoile.
Et moi dans tout ça ? Elle lâche un soupir. J'ai beau dire que je veux quitter la rue, est-ce que je suis vraiment prête à foutre ma liberté à la poubelle pour l'assurance d'un toit sur la tête et d'un repas sur la table ?
La réponse lui est encore inconnue.