J'entends encore le bruit des bombes qui tombent sur ma cité, l'odeur de l'asphalte mouillé par la pluie et le sang, le goût amer du chaos et la peur qui s'élève. Je ressens encore l'oppression, l'appréhension et le poids de la guerre sur les épaules fragiles de ma famille. Je revois mon père s'engager, je le vois nous dire adieu, je l'entends encore me murmurer qu'il m'aime. Il me demande de prendre soin de Katherina et puis il s'en va. On a besoin de lui. Je revois ma mère pleurer, pleurer autant qu'elle saignait. Son coeur se déchire, notre famille ne s'en relèvera jamais. Je n'avais pas plus d'un an, j'étais un nouveau-né, j'étais destiné à un grand destin. J'entends encore ma mère me compter le passé glorieux de notre famille, je la revois, allongée sur son lit, dans un état cadavérique, m'expliquer combien notre famille s'est montrée forte et fière. Je me souviens de la stèle bâtie en centre-ville, à l'honneur des hommes morts au combat. Le nom de mon père y est gravé, le nom de notre père. Cette guerre a failli séparé notre pays, cette guerre a failli nous détruire, nous, peuple de Slovénie. Les pertes ont été lourdes, 19 de nos hommes engagés au service du pays sont morts en combattant, mon père fut parti de cette statistique. Ma mère en mourra, quelques années plus tard. Je me souviens qu'à ce moment précis, lorsque mon père nous a dit au revoir, maman nous a pressé, Katherina et moi, dans notre couchette, pour préparer nos valises. Deux jours plus tard, nous quittions notre ville pour nous réfugier dans un village proche, voisin. C'est là-bas que nous avons appris la mort de notre otec, notre père. C'est là-bas que ma mère a appris pour son cancer, là-bas aussi que nous perdions, quelques années plus tard, les derniers vestiges de notre famille. Katherina et moi-même étions les seuls porteurs du sang des Vochokslov, nous étions les seuls héritiers d'une lignée de combattants, nous avions un devoir à accomplir, une fierté à assouvir. Nous étions jeunes, nous avions pas dix ans lorsque nous nous sommes retrouvés aux portes d'un orphelinat près de Dobrova. C'était là que commençait notre propre enfer... nous étions seuls, nous n'étions plus rien sinon deux enfants avec pour seul héritage les souvenirs d'une famille forte et fière. Je me souviens m'être fait le serment de tout mettre en oeuvre pour ne jamais baisser les bras, et rendre à notre nom de famille la gloire qu'il y était dû. Je me rends compte avec le temps que les promesses d'un gamin ne sont jamais faites pour durer. Je me suis perdu en chemin, j'ai grandi, et j'ai changé.

Ils essayaient de nous séparer, c'était impensable. Ma soeur était la seule ruine qui donnait à présent un sens au mot rodina, il était hors de question que je leur laisse le droit de me couper à mes racines, à elle. Nous étions nés sous la même étoile, nous partagions tout depuis notre naissance, mes parents n'auraient jamais souhaité que cela change. Alors d'orphelinats en orphelinats, lorsque des précepteurs cherchaient à nous expédier dans une famille chacun de notre côté, je les laissais croire qu'ils en avaient le pouvoir. Je disais souvent aurevoir à Katherina pour quelques heures et puis, avec dédain, je suivais la voiture qui la conduirait chez elle et je l'enlevais. Ensemble, nous fuguions et nous voyagions. Nous passions d'une maison à une autre, d'orphelinat à un autre. A chaque fois, ce petit jeu stupide recommençait et puis un jour, on eût la bonne idée de nous expédier à l'étranger. Conscients que nous ne pouvions y changer quoi que ce soit, Katherina et moi passions la frontière. Avant même d'avoir eu le temps de vraiment réalisé ce qui nous arrivait, nous étions à Paris. Capitale de la France. Ici, nous évoluions dans un univers complètement différents, nous étions jeunes, nous n'avions pas quinze ans. Les premières années furent compliquées, pour espérer pouvoir nous placer, nous devions suivre des cours de langue. Nous n'étions pas de bons élèves, turbulents et horriblement hautains, nous rendions la vie de nos professeurs impossibles et puis, j'ai changé de classe. Je ne voyais plus Kat' autant qu'avant et le manque me rendait absent, presque léthargique. C'est sans elle que j'ai appris le français, conscient que si je voulais la retrouver, il fallait que j'enregistre les informations le plus rapidement possible. Séparés, nous l'avons été durant plus d'une année. La pire année de toute mon existence. Je me souviens de l'odeur du sang, ce souvenir là me paraît moins douloureux que cette séparation qu'on m'imposait, en France.

Lorsque nous fûmes apte à parler la langue de ce pays, Katherina et moi furent à nouveau réuni, dans le même orphelinat. Bien sûr, nous suivions quelques cours d'éducations religieuses, civiques et de français. Il était pourtant évident que nous ne souhaitions en rien devenir de grands avocats. Non, Kat' et moi étions des enfants tumultueux, tout ce que nous désirions, c'était vivre l'un avec l'autre, loin de tout. La promesse que je m'étais faite devint une obsession. Veiller sur elle devenait une mission qui me hantait, jours et nuits. Il fallait qu'elle grandisse dans un cocon confortable, même si cela m'obligeait à devenir cet être abject que je suis aujourd'hui. Je l'aime, avec le temps, mes sentiments se sont développés. Je n'ai pas peur de l'inceste, nous avons couché ensemble plus d'une fois, nous le faisons encore aujourd'hui. Je n'ai d'yeux que pour elle, pour son bien-être et pour notre vie à deux. Ma famille, c'est tout ce qu'il me reste. Les années ont passé et j'ai réussi à nous sortir de cette merde, j'ai navigué de jobs en intermittences à d'autres jobs, j'étais tantôt livreur de briques de lait et tantôt putain. Avec Katherina, nous nous comprenions, nous nous complétions. L'argent ne tombe pas du ciel, nous avons dû apprendre à vivre aux dépends des autres. Je volais, parfois, des clients importants, je me faisais renvoyer et puis je cherchais un autre job. Jusqu'à mes dix-huit ans, je n'étais qu'un gosse et puis, depuis ma majorité, mon irresponsabilité me conduit sur des pentes dangereuses et pentues. Je n'ai pas peur de sombrer, pas tant qu'elle sera là. Alors j'avance, je nous construis un présent car nous n'avons plus de passé, ni même d'avenir. Je sais que demain je pourrais mourir d'un cancer foudroyant, comme celui qui nous ôta notre mère, je sais aussi que demain, elle pourrait crever en traversant la route, alors je m'efforce de la protéger, aujourd'hui, maintenant. Je suis devenu un homme aigri, malpoli et sombre, je ne me dévoile pas, je n'aime pas. Je me drogue, bien sûr, je bois et je profite autant de Paris le jour que la nuit. Je survis, dans une danse macabre qui chaque jour me tire un peu plus vers les abîmes les plus profondes. Tant qu'elle sera là, je continuerais de me battre... c'est ma mission, c'est ma mission.