Osaka, c'est beau. Alors que des dizaines de buildings s'étendent à perte de vue, la seule vision du château de la ville, majestueux, réussit à vous couper le souffle. Ça fait terriblement pub touristique ce que je dis, non ? Si, totalement. J'ajoute même que cela fait très con.
C'est pourtant dans la ville citée précédemment que j'ai vu le jour pour la première fois et il n'y a pas de quoi se plaindre. Deuxième enfant d'un couple de Suisses originaires de Zurich, je vivais tranquillement avec ma grande soeur et mes vieux au milieu de la culture nippone. Installés au Japon depuis une dizaine d'années au moment de ma naissance, mes parents avaient su concrétiser leur envie de conquérir le pays du soleil levant: alors que mummy travaillait pour l'ambassade suisse de Tokyo, daddy confirmait sa valeur en temps que banquier dans une grande banque de la même ville. Et moi, dans tout ça ? Disons que la culture japonaise n'a fait que pousser en moi cette graine de folie déjà profondément implantée: vêtements colorés et exubérants, mode du be yourself (même si c'était plus "be a Barbapapa"). Alors j'étais moi même jusqu'au bout des ongles jusqu'à ma onzième année car comme vous vous en doutez aucune vie ne peut demeurer rose pour toujours, pas même la mienne, aussi explosive de joie de vivre eut-elle put être.
Chapitre 2;
'Cause everything inside me screams NO, NO, NO. Je rêvais de bonbons, de glaces et de tartes acidulées en tous genres. Enfermée dans mon sommeil, rien ne semblait apte à m’extirper de toutes ces senteurs exquises. Un remake de
Charlie et la chocolaterie version Esther. Pourtant tout devint fumées et senteurs âcres dans mon esprit. Mes yeux s'ouvrirent, les sucreries avaient disparues. La fumée, elle, était toujours là.
«
Maman ?! Papa ?! Jolene ?! » tentais-je de crier alors que ma voix somnolait encore. Aucune réponse, juste un brouillard épais et puant. A cet instant précis, alors que je m'étais extirpée de mon lit afin d'ouvrir la porte de chambre, je sentis mon coeur dégringoler le long de ma poitrine. Un cri effroyable, des bruits de pas et des flammes. «
Jolene ? Jolene c'est toi ?! » Pas de réponse, juste des voix qui s'entremêlaient, affolées. «
Anne, fais sortir Esther, va sonnez chez les voisins, fais évacuer l'immeuble ! » Mon père avait le visage plein de suie et le front parsemé de petites gouttelettes de sueur.
«
Maman, où est Jolene ? » Elle ne me répondit pas et me tira vers la porte d'entrée, se mordant la lèvre. Mais je ne pus aller au delà du paillasson. «
Esther reviens, reviens, non ! Pas par là ! » Courant vers la chambre de ma soeur la peur au ventre, je sentis mes yeux s'humidifier au rythme de mes pas. La dense fumée ne m'empêcha pas d'atteindre mon père, accroupi au sol et tenant son visage de ses deux mains. L'air se chargea d'une odeur de porc grillé et putride. Alors je compris et posai mon regard en direction de la chambre de ma grande soeur dont la porte était grande ouverte. Elle était là, perdue dans l'épicentre de l'incendie. Morte calcinée par le feu.
-
«
L'incendie perd de son intensité. Sachez que nous ferrons tout pour en trouver la cause mais... nous n'excluons pas la piste d'un feu sinon criminel, tout du moins intentionnel. » Prise de mutiste, je balançais mes pieds d'avant en arrière. Les pompiers tentaient de contenir mon père alors qu'un médecin auscultait ma mère: qui avait-il à faire de plus ? J'étais là, au coeur de la débâcle, muette. Un ambulancier m'avait rincé le visage et avait tenté de m'arracher quelques mots mais rien ni fit. L'odeur de la chair calcinée hantait mon esprit.
Jolene était morte et subitement, quelque chose changea dans mon esprit. Un déclic profond et presque indécelable... Moi, la petite européenne d'Osaka enjouée et déconnectée de la réalité me retrouvai plongée dans la douleur et la peine de l'existence humaine. Mais ce ne fut que le commencement d'une spirale infernale car quelques jours plus tard, l'incompréhension se mêla à la souffrance. Tel un fantôme muet dans la chambre d'hôtel où mes parents et moi vivions provisoirement, je posais mon regard sur chaque objet et le fixais. Je paraissais si vide à présent. Ce ne fut que lorsque mes yeux interceptèrent l'écran illuminé de l'ordinateur portable de mon père que quelque chose se renima en moi. La curiosité ? Un présentiment ? En vérité, je ne peux l'expliquer à l'heure actuelle. Ce qui est certain, c'est que je l'ai fait. J'ai regardé. Peut-être pas ennui ou par pur hasard. Mais je l'ai fait.
« A vous, ma famille,
Je n'ai pas grand chose à dire mais en prévision de votre incompréhension je vais tenter de tout vous expliquer.
Sourire ne signifie pas aller bien. Déborder d'énergie ne veut pas dire être heureux. Paraître n'est pas être. Je veux mourir, je n'aime pas faire semblant, je n'en peux plus. Je dois tout faire disparaître de moi, jusqu'à la dernière parcelle de mon corps. Le monde est contre moi, il me brutalise chaque jour. Je n'en peux plus, j'ai peur.
Papa, maman, prenez soin d'Esther. Je ne veux pas qu'elle vive un centième des souffrances que j'ai connu. Surtout, ne culpabilisez pas, ce n'est pas de votre faute. C'est la vie. Je vous aime et c'est la seule chose à peu près positive qu'il me reste, mais cela ne me suffit plus.
Jolene »
Je tombai sur le sol, plus brisée que jamais. Je venais de lire l'e-mail d'adieu que ma grande-soeur avait envoyé à mon père quelques minutes avant l'incendie. Je ne pouvais y croire. C'était impossible, pas elle. «
Je suis désolé Esther. » Je fis volte-face et vit mon père droit comme un piquet derrière moi, les larmes aux yeux. «
Je la relis depuis avant-hier et... je ne comprends toujours pas. » Il pleurait et après quelques pas en ma direction, il me prit dans ses bras. Mon ventre se tordait de douleur, ma gorge se nouait de peur. Par sa mort, ma soeur m'avait transmis ses angoisses existentielles.
Les semaines qui suivirent, j'entendis mes parents parler de schizophrénie et autres variantes. Nos anciens voisins parlaient de folie furieuse, nos proches de démence suicidaire. Mes parents virent rapidement que la situation m'affectait et ils décidèrent de partir loin, de me protéger de tout
ça. Mais il était déjà trop tard. De Osaka à Zurich, ville suisse d'où mes parents étaient originaire, je vis des psychologues en rafale. Mes parents culpabilisaient et tentaient de racheter leur inadvertance vis à vis de Jolene avec moi, et cela empira les choses. Cela me stigmatisait. J'étais leur deuxième chance de bien faire les choses alors qu'il n'était en rien coupable de la mort de mon aînée. La seule responsable était celle que j'avais toujours adulé, cette chienne à double tranchant de vie.
Je suis folle. Totalement folle, déconnectée. Les gens prennent souvent cela pour un caractère enfantin et rêveur, pour une âme bohème et naïve. Peut-être est-ce cela. A vrai dire, c'est
surement cela, mais pas que. Si après mon déménagement à Zurich mon existence parut plus rose et plus douce, la mort de ma soeur avait déjà fertilisé mon esprit fragile, où germait à présent la graine de mon déséquilibre mentale. On me prend pour un rayon de soleil alors que quelque part à l'intérieur réside un froid intense et glacial. Feu et glace. Amour et haine de la vie. Besoin de comprendre et peur de savoir. Innocence protectrice et culpabilité indéniable. Le soir de l'incendie, j'avais grandi trop vite, beaucoup trop vite. La folie était-elle héréditaire ? Étais-je condamné à ce paradoxe psychique qui avait rongé ma propre soeur ? Si mon sourire revint au fil des mois, mes nuits, elles, se raccourcirent progressivement. J'avais peur que durant mon sommeil, un feu me consume. Je ne voulais pas finir comme Jolene et me sentait pourtant persécutée, comme si ce souvenir me hantait.
Pourtant le temps passa. Mon mal-être intérieur ne fut en rien extériorisé, si ce n'est dans la solitude. Mon psy, à Zurich, me fit commencer le chant afin de sublimer les démons qui me tourmentaient, sans vraiment savoir de quels démons il s'agissait. Ce fut probablement cet homme qui m'aida le plus, mais rien n'y fit. Mes cauchemars continuèrent, le manque persistait. Mais les années passèrent, la vie me conduisit à Paris, la belle capitale française. Mes parents eurent beaucoup de mal à me laisser partir étudier là-bas. N'étais-je pas leur unique enfant, à présent ? Si, j'étais leur dernière chance. Mais ma joie indescriptible les dupa comme celle de Jolene les avait dupés des années auparavant.
Parler quatre langues couramment aide
beaucoup. C'est donc sans problème particulier que je devins interprète (et de surcroît traductrice) Français/Japonais/Anglais, bien que je maîtrisais également le Suisse-Allemand. Mon coeur tomba amoureux de Paris et, pierre par pierre, je construisis ma vie là-bas, ou tout du moins essayais. Je n'étais plus une enfant, à présent... mais cette phrase, je décidai de la nier en bloc, de la refuser. Car plutôt qu'entièrement folle, j'étais surtout blessée. « N'as tu jamais remarqué que les personnes les plus tristes ont toujours les plus beaux sourires ? » disait Kid Cudi, et il avait entièrement raison car mon sourire est l'un des plus merveilleux qu'il soit. Pourtant j'aime la vie autant que je la déteste. Je suis heureuse au rythme de ma souffrance.