« Vous cherchez un vin pour quelle occasion ? » … Odelia se maudissait d'avoir accepté l'aide du caviste du 'Garde-Robe', connu pour ses grands crus de qualité. Si elle s'était doutée que s'en suivrait un interrogatoire si long, qu'il lui ferait goûter trois vins rouges différents à près de 1000€ la bouteille – boisson qu'elle ne parvenait pas à apprécier, madame étant d'avantage habituée aux cocktails sucrés à souhait – elle serait entrée chez le premier petit commerçant du coin pour acheter une bouteille de vodka. Pour boire ! Pour picoler ! Se prendre une cuite et récurer les chiottes d'un hôtel avec ! Voilà ce qu'elle était tentée de répondre. A la place, elle se contenta de conserver un fin sourire poli pour répondre un parfait mensonge, avec un fort accent israélien qui ne la quittait pas : « C'est pour un mariage » ; « Et quelle sera la composition du menu ? » Mon dieu... elle craquait ! Et dans son habituel mauvais français, elle tenta de ne pas faire transparaître son impatience : « Ne vous gênez pas pour moi, suite à avoir réfléchi … je suis convaincue par le dernier vin que vous m'avez donné pour goûter » ; « Le Château Margaux de 2009 ? » « Exact ! »

Une fois son compte allégé de la modique somme de 1.130€, Odelia regagna avec empressement son taxi, trop heureuse de quitter cette boutique qui transpirait le vieux et la poussière. C'était-là le charme de la France paraissait-il, mais elle n'y entendait pas grand chose. Tout ce qui l'intéressait maintenant, c'était de retrouver Cerbère – après cette petite halte qui l'avait mise en retard. Elle défit en deux coups de mains le pompeux emballage de sa bouteille de luxe et, le regard perdu dans le paysage parisien qui défilait derrière la vitre du taxi, repensa aux raisons qui l'avait conduite à s'enfermer dans un taxi trop peu climatisé à son goût en ce jour de canicule.

Cerbère l'avait appelée hier au soir, et le simple fait qu'il l'appelle à une heure si tardive lui avait fait comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un appel de complaisance, mais bel et bien que son ami avait besoin d'elle. Il n'était pas du genre à l'appeler à 2h du matin pour vider son cœur en même temps qu'un paquet de mouchoirs, loin de là. Mais le simple fait qu'il lui propose de se voir dès le lendemain, ou encore son ton dans lequel – bien qu'il ne laisse rien paraître – elle entendait une pointe de peine et de colère ; suffisait à conduire Odelia à accepter sans même jeter un coup d'œil à son agenda. Si rendez-vous elle avait, ils étaient tous aussitôt annulé par ce simple appel. Pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, elle avait réellement craqué pour ce garçon dont le regard triste était adorable. Mais il était plus beau encore quand il souriait, et elle adorait en être la cause.

Le taxi s'arrêta finalement devant une entrée du parc des Buttes Chaumont et, grand cru déposé dans son nouveau sac Versace, Odelia passa les grilles du parc. Quelques regards se détournaient toujours sur son passage, tant elle semblait tout droit sortie d'un autre monde, une fashion week ? Un bordel ? Concernant l'Israélienne, les deux allaient souvent ensemble. Des bottes couleur camel à haut talons remontant jusqu'en dessous de son genoux, une robe blanche à col bateau retombant de manière ample juste en dessous de ses fesses et laissant voir l'intégralité de ses cuisses. Elle n'avait cesse de repousser toujours plus loin les barrières de la nudité – mais elle le faisait toujours avec une étrange élégance.

Elle reconnut bien vite, assis dans l'herbe au bord de l'eau et à l'ombre d'un vieil arbre, Cerbère... et son éternel regard dans le vide qui la faisait toujours sourire tant il lui rappelait un médium plongé en pleine méditation. Faisant bien attention à là où elle posait ses pieds pour éviter de faire craquer une branche sous son poids dont le bruit trahirait sa présence, elle se pencha finalement vers lui et déposa doucement ses mains sur ses yeux dans un léger rire pour demander « Devine c'est qui ? » La faute de Français. L'accent. Le fait qu'ils aient rendez-vous. Elle n'attendait aucune réponse et laissa retomber ses mains dans l'herbe dans un léger rire avant de s'agenouiller à côté de lui. Elle remonta finalement ses lunettes de soleil façon Jackie O' dans ses cheveux dorés laissés détachés et l'observa avec un léger sourire avant de s'excuser pour ses quinze minutes de retard en sortant simplement de son sac la bouteille de vin qu'elle posa entre eux : « Plutôt une bonne excuse pour mon retard, vrai ? »

C'est du passé merveilleux que tu fais ressurgir tout en passant tes doigts entre les miens.

Ma main caresse les draps encore chauds, elle n'y trouve que le vide. Un vide qui me fait froncer les sourcils tandis que j'ouvre les yeux. Simba n'était pas là. C'est con mais j'aime bien me réveiller à ses côtés. Lui foutre un coup de coussin pour le sortir de son sommeil et lui dire bonne journée en espagnol. Le tout avec un accent bien à moi. Dans un bâillement je me relève pour me diriger vers la salle de bains où je prends une douche. C'est en sortant que je me rends compte des dégâts qu'Hannibal a causé durant la matinée. Il s'est sauvagement attaqué au canapé. Monsieur sait qu'il a fait une bêtise alors Monsieur se cache. Mais bordel où sont-ils tous passés ? Si je me souviens bien, hier j'ai pas déconné. En fait depuis ce fameux soir où je me suis retrouvé au milieu de Paris complètement défoncé je me suis modéré. Je fais gaffe, ne supportant pas l'idée de décevoir à nouveau Simba. C'est maintenant que je me rends compte du con que j'ai été. Les remords n'amènent à rien mais j'm'en balance. Je sais aussi que je ne peux pas retourner dans le passé pour effacer cette nuit. J'ai l'impression d'être une pauvre âme en détresse et ça me rend dingue. Je promets d'arrêter la drogue à quelqu'un que j'aime et pourtant j'suis persuadé de pas être encore prêt à affronter une telle épreuve. La pression qui pèse sur mes épaules ne cesse de devenir plus lourde. C'est pourquoi à deux heures du matin j'ai éprouvé l'envie d'appeler Odelia, je voulais juste entendre sa voix, sa voix toujours aussi pétillante de bonheur m'a fait du bien, assez de bien pour passer une bonne nuit. J'ai demandé à la voir aujourd'hui et elle a de suite accepté. Alors, pour rien au monde je ne serai en retard à notre rendez-vous. Dans un soupir j'enfile un long t shirt noir large laissant apparaître mes côtes. On m'a souvent dit que ce genre de haut ne servait à rien parce qu'il recouvrait à peine le torse personnellement, je ne mets quasiment que des t shirts de ce style. J'enfile ensuite le premier jean qui me vient sous la main avant de mettre mes doc martens noires. J'exerce un dernier passage en direction de la salle de bain pour coiffer ma crête. Un sifflement réconne dans l'appartement.

« Hannibal, sors de ta cachette. C'est pas drôle. Si je suis en retard par ta faute bah faudra que tu t'expliques à Odélia. » ça me fait penser que la jeune femme n'a toujours pas vu mon nouveau compagnon.

Bon okay. Il est plus malin que je ne le pensais. Je déteste quand il me fait ça. Concentration. Si j'étais un chiot je me faufilerais … sous le lit ! C'est assez bizarre un chien quand ça s'y met donc on va pas chercher pourquoi sous le lit plus précisément. Je me baisse pour regarder mais n'y trouve que sa tanière avec tous ses jouets et affaires volées. Y a aussi une chaussure de Simba mais, chut, j'ai rien vu. Ce qu'Hannibal peut être stupide parfois. Je me dévoue pour le sortir au parc mais il préfère se cacher. Je perds espoir lorsque mon ventre se met à crier famine. Je me dirige vers le placard à gâteaux où j'attrape un paquet d'Oréo. A quoi bon manger équilibré alors que quoi je fasse je reste au même poids ou encore pire, je maigris. Le bruit du paquet attire le chiot. Lorsque je le vois débarquer en ma direction, un grand sourire se dessine sur mes lèvres je l'accueille à l'aide mes bras tendus en sa direction, lui dépose un baiser sur le crâne.

« Allez, on y va. Odélia nous attend.

[…]

Nous voilà au parc, Hannibal ne s'est pas fait prier pour partir à toutes pompes afin de voler un ballon à un gosse. Tel maître, tel chien comme on dit hein. D'un pas lent je me décide à m'assoir sur l'herbe verte, fixant un point invisible dans l'horizon. En venant à Paris j'avais l'espoir que mon ancienne vie ne piétine pas la nouvelle. Je me rendais compte petit à petit que ma vie n'avait pas changé, c'était juste les personnes autour de moi qui étaient nouvelles, ainsi que les paysages. Quand on y pense bien, je suis toujours le même, le drogué, le bâtard du quartier, celui qui ne sait pas garder un boulot. Celui qui vole, celui qui se retrouve à dormir dans le lit de quelqu'un qu'il ne connaît pas. Celui qui enchaîne les coups d'un soir sans jamais se stabiliser. Une stabilité qui me fait peur à vrai dire. Je refuse toujours de penser au futur et pourtant hier, avant d'appeler Odelia j'y ai pensé. Pour une rare fois depuis longtemps. Je me souviens de la façon que mon cœur a eu de battre devant l'image de mon futur. Rien. Quand on a 33 piges, l'idée de ne rien faire de sa vie est assez effrayante. Pris d'une certaine peur j'avais donc appelé Odelia. Non pas pour lui dire ce que j'éprouvais, juste pour parler de la pluie et du beau temps et la voir. Mon regard perdu se voit soudainement voilé par des mains douces. « Devine c'est qui ? » Cet accent, cette faute de français et surtout … cette voix ! Pétillante et douce, celle que j'aime tant. Un sourire maladroit trébuche sur mes lèvres, laissant alors place à un visage mélancolique. Mon regard se pose sur la bouteille de vin. Celle-ci étant la cause du retard, je plante mes yeux dans ceux de la jeune femme.

« Bonne excuse, en effet. » Je n'ose même pas imaginer le prix de la bouteille. « Si j'avais su, j'aurais préparé des sandwich. (: » Bon sur le coup je me retrouve comme un con avec rien sur moi à part un paquet d'Oréo déjà entamé. Je le sors et le pose à côté de la bouteille, un air légèrement désespéré. « Bon, alors Miss Paillettes, comment ça va ? » C'est à ce moment là qu'un chiot blanc me saute dessus. Un rire s'échappe de mes lèvres. «  Hannibal Odélia. Odélia … Hannibal. »

Un faible sourire se dessine sur mes lèvres. Je ne lui avais encore rien avoué, ni la perte de mon boulot, ni mes conneries et mon départ en Afrique de demain. Ok, Cerbère, il est temps de te bouger.

Hannibal:

L'étendue d'eau, le ciel d'un bleu azur sans un seul nuage, l'odeur de l'herbe verte fraîchement coupée, le bourdonnement d'une abeille qui s'égare par mégarde près de l'oreille avant de filer au loin... Odelia aimait déjà cette journée, et elle ne désirait qu'une chose, poser sa tête contre l'épaule de Cerbère et rester assise ainsi le reste de l'après-midi, simplement heureuse avec lui. Elle arrivait toujours à lui transmettre, d'une manière ou d'une autre, un peu du bonheur qu'elle respirait. Et elle espérait bien que cela ne cesse jamais. Outre le fait que le changement la terrifie, elle tenait trop à Cerbère pour pouvoir seulement imaginer perdre ce lien inexplicable qui les unissait. Elle ne lui demanderait pas de se confier, faute d'une formation de psychologue à l'appui. Mais elle espérait bien qu'il le ferait de lui-même comme un petit garçon qui dévoile ses blessures pour qu'elle panse avec une rare patience chacune d'elles. Et la bouteille de vin était destinée à aider dans cette tâche, en plus de poursuivre comme fin son intégration au paysage français. Elle se sentait encore comme une étrangère ici et éprouvait toujours cette drôle d'excitation lorsqu'elle découvrait une nouvelle expression qui n'avait pour elle aucun sens, ou bien lorsqu'elle s'essayait à un produit local. La France l'amusait quand elle pensait à son arrivée ici comme celle d'un séjour en vacances ; et il n'y avait qu'en ces termes qu'elle était désireuse de penser... elle sentait toujours un énorme gouffre se creuser dans sa poitrine dès lors que la pensée selon laquelle ce pays était sa nouvelle maison lui traversait, même de manière éphémère, l'esprit. Aussi, quand il évoqua l'idée d'un sandwich, elle rit doucement en pensant intérieurement que ce n'était peut-être pas plus mal ; allez savoir quel fromage coulant et puant il aurait glissé entre les deux tranches de pain. Et non, Odelia n'avait pas encore pris le risque de goûter à cette spécialité française... Elle dissimula simplement cette pensée derrière un franc sourire pour répondre : « Les Oreo, c'est parfait ! » et elle en prit un entre ses mains, qu'elle fit doucement glisser entre ses doigts pour le séparer en deux et pouvoir lécher ce qu'elle préférait : le milieu. Activité hautement non intellectuelle qui lui permettait de réfléchir : comment allait-elle ? …

Elle cessa de contempler, le regard absent, une petite famille de canards s'ébrouant derrière des roseaux ; prise d'un léger sursaut en remarquant qu'un petit compagnon venait de se joindre à leur duo, et elle ne put que pouffer de rire devant l'énergie que déployait le chiot qui jouait avec son maître. Quand Cerbère fit finalement les présentations, le chiot approcha sa truffe de la main d'Odelia avant de prendre dans sa gueule la dernière moitié de son Oreo. Il la regardait fièrement en avalant le petit gâteau, tout comme si elle le lui avait offert... ce qui eut pour effet de la faire rire une seconde fois avant qu'elle ne l'attrape sous les pattes avant pour le tenir à bout de bras au-dessus d'elle et conclure : « Il est complétement mignon ! Quelle idée de lui dire Hannibal comme nom... je ne suis pas surprise de toi une seule seconde ! » Elle lui adressa un sourire complice. Comme il l'avait si bien dit, elle était Miss Paillettes heureuse propriétaire d'un vison nommé Billy Bob par simple amusement de la sonorité qui rappelait celle de bulles qu'on éclate. Et lui, eh bien il était son Cerbère... et il appelait son chiot Hannibal. La confrontation de deux véritables mondes. Elle le reposa finalement au sol, le laissant tourner autour d'eux et lui faisant des grattouilles derrière l'oreille ou sur le ventre, dès qu'il passait à portée de bras... plutôt heureux d'être le centre d'attention. Odelia avait toujours adoré les animaux. D'ailleurs, ce n'était pas pour rien qu'elle avait pour animal de compagnie un vison. C'était aussi sa façon à elle de s'engager contre le port de fourrures dans le milieu de la mode.

Sans se désintéresser une seule minute au chiot, elle répondit finalement, avec un petit temps de retard : « Je vais très bien, tu m'as fait un très bon prétexte pour ne pas aller au rendez-vous déprimant que je devais être aujourd'hui. Il fait trop beau ! Ça m'aurait totalement tué d'avoir à être ailleurs que ici ! » Je vous l'accorde, l'existence d'Odelia n'était pas la plus compliquée qui soit. Elle travaillait peu et passait la plupart de son temps soit dans les grands magasins, chez le coiffeur, l'esthéticienne, le salon de massage. Mais quand elle avait rendez-vous avec son agent ou bien avec un photographe pour une séance photo, c'était aujourd'hui avec la boule au ventre qu'elle s'y rendait et l'envie que le sol s'ouvre sous ses pieds pour qu'elle disparaisse dessous. Tel n'avait toujours pas été le cas, mais voilà, aujourd'hui elle avait vingt-deux ans et les critères de beauté avaient évolué pour placer aux sommets des podiums des femmes toujours plus minces, toujours plus jeunes, à la peau toujours plus pâle. Et ce métier qui avait été plus que son gagne-pain mais sa vie pendant bien des années, elle le voyait lui filer entre les doigts, aussi intangible que du sable ou de l'eau... et ça la rendait malade. Cette course à la beauté, au succès et à l'argent dans laquelle elle s'était lancée quand elle était encore une jeune adolescente, quitte à se jeter dans la cocaïne et dans un sexe vénal assimilable à ce qu'elle ne voyait qu'aujourd'hui comme de la prostitution, elle en payait le prix tardivement. Pourtant, elle ne mentait pas quand elle disait à Cerbère qu'elle allait bien car être avec lui, ça lui permettait de fermer à clé la porte du placard derrière laquelle elle cachait tous ses démons, alors véritablement, elle était heureuse de passer cette après-midi en sa compagnie, et celle d'Hannibal : « Et toi alors ? »

Elle s'empara finalement de la bouteille, laissant un peu de répit au chiot, pour la caler entre ses genoux avant de la déboucher à la force de son poignet, sans en faire tomber une seule goutte à côté. Et elle en but trois profondes gorgées avant de la tendre à Cerbère. D'avantage habituée à boire des cocktails sucrés et fruités qui dissimulent le goût de l'alcool, Odelia avait grand mal à chasser cette âpreté qui lui donnait l'impression que sa langue était pâteuse. Elle tourna finalement son regard un peu dégoûté vers Cerbère, et conclut, avant de partir dans un nouvel éclat de rire : « C'est juste moi ou il est trop dégoûtant ? »