Décembre 2011, sur la Butte Montmartre, une frêle jeune femme blonde assise seule sur un banc, les genoux contre sa poitrine, observe la vue grandiose qu’elle a, là d’où elle est de cette magnifique ville de Paris. Hier, elle a eu 24 ans, et ça, ni les passants qui se pressent ni les touristes qui prennent en photo le Sacré Cœur ne le savent, quel gâchis vous ne trouvez pas ? Il serait tellement bon de savoir tous les anniversaires de tout le monde entier de l’univers. N’aimeriez-vous pas, vous, qu’un inconnu attendant comme vous le dernier métro de 0h55, vous apostrophe et s’exclame « Au fait, joyeux anniversaire ! » En tout cas, Anna, elle, l’aimerait vivement.
Donc Anna a désormais 24 ans, et là tout de suite sur ce banc encore grisé par le froid, elle pense à sa vie, elle pense à tout ce qui s’est passé depuis le début; depuis SON début. Elle pense à ses 24 années tellement remplies déjà .
Dans ses pensées, elle se revoit toute petite fille, pour ses 6 ans en 1993 alors que passait perpétuellement sur les ondes « In the Death Car » d’Iggy Pop, et ses parents avaient organisé une grande fête d’anniversaire sur une des plages de La Réunion, en compagnie de toutes ses copines et ses copains de classe. C’est à cet anniversaire là qu’elle avait reçu sa première robe de princesse, suivie par la suite par de dizaines d’autres déguisements. Elle avait eu également un portait d’elle peint par sa mère. Ah ! Maman, la plus belle, la plus douce, et la plus talentueuse des mamans. Etant artiste peintre, la maison était donc peinte comme le soleil de l’Ile de la Réunion, réchauffant les cœurs par ses couleurs vives et sa beauté. Cette fête d’anniversaire se passait dans une cabane, sur le sable et Maman y avait dessiné comme à son habitude, plein de vie, et comme toujours c’était très beau, très coloré. Ah oui… En costume sombre, toujours noir, le père était là lui, aussi. Mais on aurait presque pu dire qu’il se cachait, il était là, juste pour jouer les organisateurs, et pour offrir la robe de princesse qu’il avait importé tout droit des usines Disney, un privilège ! Qu’il ne manquerait pas de rappeler à tout le monde en démontrant bien évidemment que c’était uniquement parce qu’il aimait sa fille et qu’il était par conséquent un très bon père.
Anna grimaça légèrement, est-ce le froid qui la crispe ainsi ou bien les mauvais souvenirs paternels qui la rendent ainsi amère ? Peut-être bien les deux, au fond.
Ce père, qui l’avait soit disant tant aimé, et bien un jour, il est parti. Oui, il est parti en Amérique, à la conquête de l’Ouest, comme dans les films, avec une blonde au bras, et l’illusion de lui-même en grand avocat de la cour suprême américaine. Il est parti, oui. Emportant avec lui la maison colorée et aussi un petit peu de l’âme de Maman…

Et puis voilà, à 8 ans, voilà la p’tite Anna qui arrive à Paris avec Maman. Elles sont sous un nouveau toit, un nouveau paternel répondant au nom de Paname. Papa Paname. Afin de s’installer encore mieux, il y avait Arnaud et Isis Ferroni, les parents de Maman et donc par conséquent les grands parents d’Anna. Ils ont immédiatement ouvert grand leurs bras et leur appartement dans le Marais pour aider au plus les deux jolies Ferroni.
De cette période de transition, Anna en garde des sentiments et des souvenirs très mitigés, entre le soleil et la vie paisible de la Réunion, et les nuages gris de Paris et sa vie pressante. Mais malgré cette grande différence, Anna la belle réussira non sans mal à s’acclimater à cette vie parisienne notamment grâce à son cocon familial qui lui fit découvrir les vraies princesses de Disneyland et la magie des théâtres et musées. Sans oublier ce sentiment de fierté qu’elle découvrait de plus en plus au fil des expositions de peinture de Maman.
La grimace là, n’était plus, remplacée par un petit sourire accentuant ses fossettes. En fait, oui. Avec ou sans le père, elle était heureuse, oui. Même parmi les nuages gris de Paris.
Mais alors, si tout allait bien, pourquoi est-ce que Grand-père est parti, hein ? Elle se l’est beaucoup demandé du haut de ses 10, pas plus grande que trois pommes. Pourquoi ne l’appelait-il plus sa « bichette » ? Pourquoi tout le monde parlait de lui avec cette acrostiche « Alzheimer » ? Ces choses-là, ces questions-là, n’ont en fait des réponses que bien plus tard… A 24 ans, par exemple.
Et puis voilà, lorsque Grand-père est parti « rejoindre ses copines les étoiles » comme disait Grand-Mère, c’était au tour de Maman… Maman et sa séropositivité. Oh, Anna était au courant depuis bien longtemps mais, jusqu’à présent le virus ne s’était pas trop immiscé dans leur petit chemin de vie, il avait en nul point interrompt leur bonheur parisien. Mais peut-être que la mort du grand-père a ranimé son désir de vengeance dans le corps de Maman…
Anna s’en souvient comme si c’était hier, le changement radical en trois mois, le sourire perdu de Mama,, sa souffrance, l’hôpital, et puis le Père Lachaise.
Elle y est d’ailleurs passée avant de venir s’installer sur ce banc, et comme toutes les semaines, elle était venue lui parler, se confier, se plaindre aussi et écouter, le silence de la terre.
Anna soupire, ferme les yeux un instant. Oser affirmer que ces souvenirs ne sont pas douloureux serait mentir, car la perte d’êtres chers et toujours quelque chose d’éprouvant. Et bien évidemment on peut s’attendre à ce qu’il y ait des répercussions sur son adolescence.
Mais malgré qu’elle soit quelque peu meurtrie et bousculée, l’adolescence menée par Anna reste tout de même normal avec ses expériences bonnes comme mauvaises ; première clope première cuite, premier amour, première baise, et puis premier chagrin d’amour… Malgré tout ça, elle avait évité les faux pas qui auraient pu être dramatique et tout ça, c’est surtout grace à sa grand-mère. La Marraine-la-bonne-fée, toujours là, toujours très compréhensive qui avait toujours réussi à la garder dans le droit chemin. Elle vivait bien, et ne souffrait pas d’un manque d’argent. Mais la retraite de Grand-Mère n’était pas suffisante pour expliquer leur confort conséquent, et ça la jolie blonde n’en était pas dupe et ne le sera jamais… Le prétexte ? Un cousin riche de l’Ouest qui subventionne en quelque sorte les Ferroni… Mais bien évidemment elle savait qu’un certain Monsieur-Avocat-Cour-Suprême y était pour beaucoup…Mais que nenni ! Après tout, tant qu’elle ne le voyait pas, c’était pas plus mal !
Ainsi, Anna financièrement aisée et non sans soutien ni amour, établit une scolarité assez excellente finalisé par un Baccalauréat littéraire mention bien. Et tout va très vite. Elle intègre alors dès la première année d’étude supérieure, la prestigieuse Science-po tout en suivant à côté le Cours Florent où elle pratique le théâtre avec passion.
Les yeux d’Anna brillent. On peut mettre ça sur la nuit qui tombe et les lumières de la ville tout en Noël ou bien sur l’émotion folle d’un tel flashback.
Alors pourquoi, si sa vie étudiante commençait à la perfection, se retrouve-t-elle ici, à ne rien faire alors qu’elle pourrait être dans un amphithéâtre prestigieux ?
Tout simplement car sa vie, c’est un peu comme les montagnes russes, comme elle a l’habitude de le dire.
Et si à ce moment là tout allait pour le mieux, la mort est venue prendre quelqu’un une nouvelle fois, son dernier pilier qui tenait encore, sa grand-mère. .
Le lendemain de l’enterrement, personne ne vit Anna en cours, ni le lendemain, le mois d’après. Personne n’eut de ses nouvelles pendant près d’un an. Elle avait disparu en abandonnant derrière elle ses amis, l’appartement, et la prépa science-po. Un an plus tard, elle est revenue, science-po derrière elle, vendant l’appartement pour s’installer près de République, un quartier plus vivant, elle vivait sur le salaire quelle touchait de ses voyages en colonies de vacances et les quelques jours ponctuels en centre de loisirs. Oui, elle était désormais animatrice pour enfants. Paradoxalement elle était la même, sans l’être tout à fait…
Personne ne sait réellement ce qu’il s’est passé pour elle en 12 mois. Pourtant les rumeurs vont bon train… « Parait qu’Anna, elle a tout plaqué pour partir en Inde… Ouais ! Elle est devenue bouddhiste et a épousé un moine hindou !! » « Anna ? Oh elle a du tout simplement repartir chez elle, sur son ile là.. Bah oui à la Réunion ! » « Oh elle a du rencontrer un groupe de musique de rock, avec une fille et elles sont parties toutes les deux faire les groupies et coucher avec les zikos en faisant une tournée dans le monde entier ! » « Oh… Vous savez quoi ? Perso, j’pense qu’elle a du rejoindre son paternel super riche-blindé aux States ! »
Rien qu’en se remémorant les messes basses de son entourage, Anna en souriait. Oh oui, tout et n’importe quoi avait été dit, et pourtant… Pourtant ! Il y a bien quelqu’un qui avait raison parmi toutes ces rumeurs… Quoi ? Vous dire laquelle est vraie ? Noooon, c’est beaucoup trop simple.
Aujourd’hui, Anna se sent bien, du moins à peu près. Même si certains démons la poursuivent et que quelques secrets se trainent derrière elle en se cachant, elle est en vie, et elle aime Paris.
Elle sent une présence à côté d’elle. Une petite fille blonde s’est assise auprès d’elle sur le banc. Elles se regardent, se sourient. Puis, Anna se lève et part. Où ? Elle ne sait pas trop. Dans Paris, sûrement, vivre des choses, vivre des amours, vivre des joies et des peines. Vivre, tout simplement.