Tout papillonne autour de moi, bleu, rouge, vert, jaune. Bingo ! Les musiques s’allument, les cœurs gonflent et s’enflamment. Eh non, ce n’est pas toi, c’est bien ton voisin qui a gagné le pactole. Voir ces crétins s’agglutiner ici en s'accrochant à leurs futiles espoirs au lieu de vivre une vie d'amour et de passion m'exaspère. Rien ne va plus. Jamais je n'ai autant entendu une phrase de ma vie. Non, rien ne va plus. Rien n'est jamais allé comme il faut.

Ce gamin de 11 ans que vous voyez traîner dans le casino peut bien vous sembler étrange. On entend des murmures : « Mais ce n’est pas interdit ? », « C’est contre la loi, non ? », « Mais qu’est-ce qu’il fait là ? », « Le vigile l’a laissé entrer ? ». Seules les personnes assez intelligentes savent que je suis le fils du patron, et celles qui sont très intelligentes se gardent de tout commentaire et m’ignorent. Et cela me va très bien. Malheureusement, les personnes intelligentes sont de plus en plus rares dans ce bas monde.

Classe vous allez me dire ? Non. A vrai dire je suis trop habitué à ces lieux, à cette manière de vivre, que je n’en ai plus aucune notion. Cela me blase au plus profond de moi-même. Je ne ressens même plus cette excitation caractéristique des casinos, cette effervescence qui rend d'ordinaire cette sortie si singulière. Je ne suis qu'un étranger, un alien que tout le monde épie comme tel. « Eh petit, quelle machine va gagner ce soir ? Tu le sais ? Dis le moi, dans l'oreille, je ne le répéterai pas, je ne dirai pas que tu me l'as dit ! » A cet instant j'ai juste envie de fusiller la personne qui me demande cela. J'avais 11 ans à ce moment précis.
Morale : Ne me demande jamais mon avis sur ce qui va arriver, je ne te répondrai pas.

Mon père ? Si vous avez bien suivi jusqu’ici : c’est le patron. Si on peut l’appeler père. J’ai vite compris qu’il allait acheter mes cadeaux pour Noël, qu’il n’y avait jamais eu de père Noël. Mon père n’a pas été très subtil, il ne l'a jamais été, et n’a jamais essayé de me le faire croire. Je n’aime pas Noël. En fait si, parce que c’est le bon filon pour manger ce qu’on veut. Tu parles, le fils d’un patron de casino doit rester classe, beau, et avoir la ligne. Je ne mange pas mal, loin de là, je ne vis pas mal, loin de là. Mais j’aurais préféré avoir une vie plus calme, une vie plus familiale. La seule relation que je partage avec mon père, c’est celle du patron et de l’héritier. Car en effet, je suis l'héritier de ce vaste empire que mon père cherche toujours à agrandir selon les désirs de mon grand-père paternel, le fondateur de cette merveille post-seconde guerre mondiale...  Je suis fils unique c'est pourquoi mon père me met la pression pour que je réussisse, pour que je sois comme lui, ce qui peut vous paraître normal. Ça ne l'est pas pour moi. Il ne se rappelle jamais de mon anniversaire. A vrai dire il s'en souvient, mais il n'y prête pas attention. Si je pouvais, je lui installerai un lit directement dans son bureau au casino. Il serait loin de moi, et il pourra passer autant de temps qu'il voudra au boulot. Quelle joie pour nous deux. Heureusement ma mère est là, plus sereine, plus maternelle, plus normale. Je ne comprends pas comment elle peut toujours être mariée à mon père.
Ma carrière était visiblement tracée d’avance, mon père avait tout décidé pour moi. Il ne manquait plus que le mariage d’affaires pour dresser la cerise sur le gâteau. N’ayant pas le choix, et étant le seul héritier de l’empire, mon père m’a envoyé à HEC Paris. Je ne suis pas quelqu’un de stupide, loin de là, même au contraire. Disons que je n’utilise mon intelligence uniquement lorsque cette idée me sied. Mon but n’est pas de décevoir mon père, oh non. Qui sait quels reproches je pourrais récolter encore. Mon but est de faire comprendre que je ne suis pas une poupée. Alors je m’amuse en cours, depuis mon plus jeune âge, je m’amuse à l’extérieur en sortant le soir, en couchant avec qui me plaît, que je sois en couple ou non. Je n’ai qu’une vie, et je compte en profiter avant de l’auto détruire en me lançant dans l’entreprise familiale.

Néanmoins, tout cela ça me pèse au quotidien. Mes parents toujours derrière moi, les reproches tombant comme une averse de grêle, la nervosité qui s’accumule. Alors l’année dernière je me suis éclipsé dans le cadre de mes études, je me suis envolé loin de Paris pour fuir tout cela. J’ai passé six premiers mois à Las Vegas, ville du jeu, pour m’enrichir culturellement (ah ah) mais aussi professionnellement, puis à Macao en Chine ainsi qu’à Pékin. Ce voyage m’a fait découvrir beaucoup de choses sur moi, sur les autres, sur ce qui me plaît ou pas, et m’a conforté dans beaucoup d’idées. Je ne suis pas un jouet. Je ne me cache pas derrière un masque comme vous, comédiens extravagants. Quel est ce monde de semblants dans lequel je vis au quotidien ?
Maintenant, laissez-moi reprendre mes ficelles, je suis de retour à Paris, et je n’épargnerai pas les marionnettistes.