❝ long long time ago ❞

Eero glisse sa main dans la poche de la veste d’un homme choisi au hasard sur son terrain de chasse et en retire son portefeuille. Il s’apprête à se fondre dans la masse pour disparaître quand il croise le regard d’une petite fille qui l’observe. Elle n’a pas l’air effrayé, avec ses grands yeux tristes plein de curiosité. Intrigué, il va vers elle, il se demande ce qu’elle fait là. La fille, nullement effarouchée, ne bouge pas. Elle a un grand bleu sur la joue. Elle, elle est fascinée par ce que ce garçon peut faire. Il n’a pas l’air beaucoup plus vieux qu’elle mais il est déjà impressionnant. Elle est sure qu’il arrive à se débrouiller tout seul, sans l’aide de personne. « Je m’appelle Ulla-Maja » qu’elle déclare de sa petite voix. Eero aime bien sa voix. Elle est douce, différente de celles qu’il entend toute la journée. « Eero. » Il n’est pas bavard mais il sait déjà qu’il vaut mieux éviter de s’attacher. Tout seul, c’est plus facile. « Je peux rester avec toi ? » demande la gamine avec un sourire. Il sait qu’il devrait dire non mais ne réussit pas à détruire ses maigres espoirs. Alors il hoche la tête.

C’est Eero qui sait où aller. Il tient la main de Maja et l’entraine vers un endroit inconnu, « une surprise » il a dit. Ces deux-là sont devenus inséparables, ils passent leur temps à trainer dehors et à s’inventer de nouveaux jeux. Des jeux où ils jouent un rôle, pour la plupart. C’est amusant et ça leur permet de gagner un peu d’argent. Ils vont quand même à l’école mais sont devenus de vrais gamins des rues. Finalement, ils s’arrêtent dans une ruelle. Là-bas, c’est leur nouveau terrain de jeu. Maja est jolie dans sa robe de petite fille modèle. Cela fait partie intégrante du jeu. Elle lève ses yeux plein de larmes vers lui avec une expression digne de ses talents de comédienne. Eero lui adresse un sourire et lui fait signe d’y aller. Alors, elle traverse la ruelle avant de se retourner une dernière fois vers lui avec un regard hésitant. Un sourire encourageant suffit à la rassurer. La voilà dans une rue des plus fréquentées. Elle tourne sur elle-même, regarde de tous les côtés comme si elle ne savait pas où était et soudain, éclate en sanglots. Ce sont de vraies larmes qui coulent sur ses joues de porcelaine mais sa tristesse est feinte. Tant qu’elle sera avec Eero, elle ne sera jamais triste. Moins de deux minutes plus tard, une dame s’arrête et s’accroupit devant elle. « Qu’est-ce qui t’arrive, ma puce ? Tu as perdu tes parents ? » demande-elle avec gentillesse. Un instant, la fillette pose les yeux sur Eero qui s’avance silencieusement. « J’étais, j’étais dans un magasin et puis, ils ont dit qu’ils allaient revenir mais, mais ils sont pas revenus ! » explique-elle, la voix entrecoupée de sanglots. Cela suffit pour attendrir cette femme qui déclare « On va aller à la gendarmerie, ils vont appeler ton papa et ta maman. » Une terreur sans nom se lit sur le visage de la gamine. C’est sa plus grande peur qui se réalise. Les flics, comme dit Eero, ils ne feront rien de bon pour elle. C’est une voleuse et en plus, on l’enlèverait à son père. Et si on l’enlève à son père, elle ne reverra plus jamais Eero. C’est lui qui lui a dit. Mais le voilà qui s’est emparé du portefeuille de la dame et qui s’éloigne l’air tranquille. Alors la petite Maja court vers lui, il attrape sa main et ils s’éloignent le plus vite possible. La femme n’a pas compris ce qu’il vient de se passer et il faudra attendre qu’elle veuille se payer un café, histoire de se remettre de ses émotions, pour qu’elle se rende compte qu’elle ne l’a plus.
Pour Eero et Maja, l’ambiance est à la fête. Il a pris un billet et leur a acheté de quoi manger. Un vrai repas ! Deux sandwichs, une grande bouteille de coca, un paquet de bonbon et même une tarte aux fraises pour Maja qui adore ça. « Tu as assuré ! » la félicite Eero tandis que ses joues se colorent sous l’effet de la fierté. Elle est ravie d’être utile à leur duo. Il a jeté le portefeuille, n’a gardé que l’argent qu’il cachera sous la latte de son plancher, sous son lit. C’est leur cachette secrète où ils rangent tout l’argent qu’ils ont amassé jusqu’alors. Il est là en cas de besoin. Ils se débrouillent seuls, ils n’ont besoin de personne d’autre qu’eux. Maja admire les étoiles, couchée dans l’herbe, rassurée par son innocence et ses rêveries. Eero est plus lucide. Il sait qu’ils n’ont pas d’avenir. A l’école, ça ne va pas fort. Il a du mal à rester concentré et tout l’exaspère, il n’a qu’une envie : que ça se termine pour qu’il puisse retrouver Maja. Elle, elle est plus calme, moins turbulente. Il sait que ça l’intéresse, d’apprendre. Elle est plus petite, plus confiante, elle n’a pas encore compris tout ce que lui a compris. Elle aime toujours son père. Elle n’a pas compris que s’ils doivent se débrouiller seuls, c’est parce que c’est un abruti et que c’est lui qui devrait s’occuper d’elle. Il le déteste, le père de Maja, il le déteste de tout son cœur. Il ne supporte pas l’idée qu’on puisse s’en prendre à quelqu’un d’aussi innocent et naïf que sa Maja. Plus tard, il la débarrassera de lui, il se le promet. « Eero ? » demande la fillette, inconsciente de ses réflexions intérieures. « Oui Maja ? » « On restera toujours ensemble, pas vrai ? » L’amitié que cela traduit fait sourire Eero, tout comme le besoin constant de Maja d’être rassurée. « Evidemment ! Toujours. » Il n’a pas besoin d’insister. Elle a confiance en lui, cela suffit pour qu’elle le croie. « Toujours. » répète-elle dans un dernier soupir avant de sombrer dans le sommeil, la tête sur les genoux de Eero.

Sa main s’écrase sur sa joue. La jeune fille chancelle mais reste digne. Elle soutient le regard de son père. Ses yeux provocateurs semblent lui dire « non, tu ne me fais pas peur ». Une rage sourde s’empare de lui. Il la frappe. Son cœur s’accélère mais elle ne bronche pas. Et cette absence de cris et de supplications n’est qu’une ultime provocation. Elle n’est plus la petite fille qui pensait encore qu’il pouvait l’aimer, au fond de lui. Il n’a plus une once d’humanité en lui. Il n’est plus son père. Il a cessé d’être son père le jour où elle a cessé de l’aimer. Il ne supporte pas cette lueur de dégoût allumée dans les yeux de sa fille. Il déteste la dureté avec laquelle elle le juge. Il la déteste pour lui rappeler quel gentil bonhomme il est. Et plus il déteste, plus il frappe.
Eero a un mouvement de recul quand il voit la porte de l’appartement s’ouvrir. Ce n’est pas le sien, juste un squat qu’il a trouvé. Sa mère s’est barrée. Enfin. Il a appris à vivre sur ses gardes, on ne sait jamais qui pourrait le trouver ici. Mais ce n’est que Maja qui passe la porte, toute tremblante. Elle a des bleus un peu partout sur le corps et la joue rougie. La jeune fille ne dit rien, elle reste sur le pas de la porte, à chanceler sur place, hésitant sur la façon dont elle doit agir. Eero ne lui laisse pas le temps de choisir, il se précipite vers elle et serre dans ses bras le corps frêle de son amie. Il prend son visage entre ses mains et l’oblige à le regarder. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Il connait déjà la réponse mais il a besoin d’en être sur. Maja baisse les yeux, c’est une réponse suffisante, son silence est éloquent. Il le renforce dans le sentiment qu’il doit faire quelque chose. Il ne peut pas laisser ce gentil bonhomme frapper ainsi la seule fille qu’il ait jamais aimée. « Ne t’en fais pas Maja, je te promets que tout va s’arranger. » Elle ne répond rien, Maja, elle n’y croit pas. Elle n’y croit plus. Eero la berce doucement et elle finit par s’endormir dans ses bras.
Il observe son visage désormais paisible, cueille la larme qui coule doucement le long de sa joue. Il ne peut pas lui permettre de s’en prendre à l’enfantine Maja. Il n’a aucune envie de se confronter à cet homme. Mais il doit être fort, il doit le faire pour elle. Il préfère perdre son innocence que de laisser ce gentil bonhomme souiller la sienne. Il n’y a pas d’autres moyens, pas de portes de sorties. Il referme la porte avec douceur. Quand Maja se réveille, il est déjà parti. Il n’a pas laissé de mot, mais elle le connait, elle sait très bien où il est allé. Elle court, Maja. De toutes ses forces, de tout son être. Elle court jusqu’à s’écrouler devant son appartement à la recherche d’un peu d’air. Elle pousse la porte avec empressement. Elle se fiche de se faire repérer, tout ce qui lui importe, c’est Eero. Elle se fige dans son élan. L’écarlate sur le sol l’arrête. Une flaque qui ne cesse de grandir. Son cœur rate un battement. Elle a peur de ce qu’elle va découvrir. Elle espère de toutes ses forces que ce sera le corps de son père qu’elle va trouver étendu sur le sol. Elle pousse doucement la porte. Un cri déchire sa bouche. Et elle s’effondre, elle s’effondre sur le corps sans vie de son seul amour. Elle est en vie et pourtant elle se sent mourir. Foule de sentiments contraires qui la traversent. Peur. Chagrin. Vaste chagrin qui ne s’arrête pas. Chagrin qui ne quittera jamais son cœur brisé. Colère. Haine sans limite, haine sans nom. Elle a mal, son cœur pousse un râlement sourd. Il réclame vengeance. Pourquoi Eero ? Pourquoi ? Pourquoi le seul être dont elle se soit jamais soucié plus que de sa propre vie ? Mourir. C’est le seul souhait qu’elle peut encore émettre, la seule solution valable à tout ça. Mourir ici, près de Eero. Avec Eero. Dans ses yeux, la douceur meurt doucement. Ressaisis-toi, Maja, tu n’es pas une héroïne de tragédie. Eero n’aurait jamais voulu une chose pareille. Eero t’aimait, il n’avait pas besoin de te le dire pour que tu le saches. Tu ne peux pas mourir ici. Ce n’est pas un film, c’est la réalité. Il n’y a pas de paradis, il n’y a rien après la vie. Tu ne retrouveras pas Eero, tu ne le reverras jamais. Ce concept selon lequel vous seriez unis dans la mort est stupide. C’est fini, Maja, accepte-le. Terminé. Alors elle se laisse aller au chagrin. Ses yeux débordent de larmes salées qui glissent le long de ses joues pour atterrir dans le cou de Eero. Il devrait rire et lui dire qu’elle est trop belle pour pleurer. Il ne bouge pas. Il ne dit rien. Il est mort. Plus rien ne sera jamais comme avant.

Un rire raisonne. Gras et dur. Son père apparait, une bouteille vide aux trois quarts à la main. Il se moque. Il se moque de ses cheveux défaits, de son air égaré, de sa robe blanche souillée du sang de son amour. Il se moque de son chagrin. Il se moque de ses sentiments. Il se moque de celui qu’il a tué. Il ne peut pas faire ça, il n’en a pas le droit ! Une certitude monte en elle et déchire sa raison telle une illumination soudaine, un flash brutal et instantané. Il doit payer. Il doit payer pour ce qu’il a fait à Eero. Pour ce qu’il lui a fait, à elle. Envahie par la haine, elle se jette sur lui. Mais elle n’est encore qu’une jeune fille, elle n’a que dix-sept ans. Elle est frêle et fragile. Sans forces. Même rendu pâteux et engourdi par l’alcool, son père l’envoie au sol sans mal. Il laisse tomber la bouteille qui se brise en deux à côté d’elle. Et il frappe. Il frappe sans retenue. Il ne veut pas se défouler. Il veut lui faire mal. Il veut en finir. Ses mains se resserrent autour du cou de sa fragile enfant. Elle étouffe. Elle inspire à la recherche d’un peu d’air mais elle ne parvient qu’à s’étrangler un peu plus. Sa vision se trouble. This is the end, beautiful friend, the end. Dans un dernier sursaut, elle tend le bras et attrape d’une main tremblante le reste de la bouteille de whisky qu’elle fracasse sur la tête de son père de toutes ses forces. Il la regarde avec incompréhension avant de s’écrouler sur elle, cadavre sanguinolent. Elle le repousse sans ménagement et il s’écrase à côté. Game over. Elle laisse derrière elle deux mares de sang. Un cadavre abandonné sans cérémonie. Et l’autre, celui d’un jeune homme, couché avec attention dans son lit de petite fille, presque paisible dans la mort. Le monde est toujours pareil. Rien n’a changé. Et dehors, une enfant fuit. Elle s’efface dans la nuit sans un regard derrière elle pour son ancienne vie.

❝ you don't have to sell your body to the night ❞

Ils ont tous les yeux fixés sur mon corps dénudé, que ce soient des étudiants bien éméchés ou des vieux pervers. Je m’en fous. Peu m’importe qu’ils soient tous en train de me regarder. Je sais que je les fais bander. J’me fiche des regards dégueulasses dont ils abreuvent mon corps. Ils me regardent mais ils ne me voient pas. Ils voient juste un corps qui leur est destiné, tout ce qu’ils aperçoivent, c’est Leeni.

Leeni n’est qu’une ombre, une façade. Elle n’existe pas vraiment, tout comme je n’existe plus vraiment. Personne ne me connait véritablement. Il faut croire que celle que je suis, celle que j’étais, est morte. Ulla-Maja a rendu l’âme. Elle a merdé une fois de trop. Elle a tout fait foiré. Elle n’existe plus. Elle n’est plus là. Je ne suis qu’un corps vide de toute âme. Je suis une garce. Une sale peste. Je suis votre pire cauchemar. Vous me détestez. C’est normal, je me déteste un peu aussi. Personne ne comprend. Ils ne comprennent pas mon indifférence glacée face à ma vie, face à ma profession. Je n’ai pas honte, je m’en fiche. Je suis incapable de ressentir quoi que ce soit. Je suis froide, si froide, détachée de tout ça, de cette vie qui me poursuit et m’habite contre mon gré. J’manipule tout le monde. Cherchez pas, j’ai toujours une longueur d’avance sur vous. Je ne fais jamais rien sans rien. Toutes mes actions ont une raison. Je ne suis jamais gentille gratuitement, j’attends toujours quelque chose en échange. Je suis une garce et je ne reculerai devant rien pour obtenir ce que je veux. Je suis prête à tout pour arriver à mes fins.